Et un prêtre qui, à son insu, était la bonne personne, au bon endroit, au bon moment. Ce fut la « stupeur d’une rencontre ».
Les yeux de Jésus
Dans son interview avec le P. Antonio Spadaro s.j., publié dans Etudes, il y a deux jours, le pape François parle justement de saint Matthieu. Une musique qui l’habite. Le poignant « Erbarme Dich » (« Aie pitié de moi »), la plainte de Pierre dans la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach.
Et un tableau qui parle au coeur : l’appel de saint Matthieu, par le Caravage. « Venant à Rome, confie-t-il, j’ai toujours habité rue de la Scrofa. De là, je visitais souvent l’église de Saint-Louis-des-Français, et j’allais contempler le tableau de la vocation de Saint Matthieu du Caravage. (…) Ce doigt de Jésus… vers Matthieu. C’est comme cela que je suis, moi. C’est ainsi que je me sens, comme Matthieu. (…) C’est le geste de Matthieu qui me frappe : il attrape son argent comme pour dire : “Non, pas moi ! Non, ces sous m’appartiennent !” Voilà, c’est cela que je suis : un pécheur sur lequel le Seigneur a posé les yeux. C’est ce que j’ai dit quand on m’a demandé si j’acceptais mon élection au pontificat. »
La fête de saint Matthieu une date dans la vie de Jorge Mario Bergoglio, comme il l’a confié dans ses conversations avec Francesca Ambrogetti et Sergio Rubin (« Je crois en l’homme. Conversations avec Jorge Bergoglio », Flammarion, 2013), et comme le rappelle sa sœur, Maria Elena, lorsqu’elle est interrogée par des journalistes. Le pontificat était en jeu, rétrospectivement, ce jour-là.
J’ai compris qu’on m’attendait
Un épisode décisif : « C’était un 21 septembre, et comme beaucoup de jeunes gens, Jorge Bergoglio allait sur ses dix-sept ans et se préparait à fêter le Jour de l’Etudiant avec ses compagnons. Il décida de commencer la journée en allant faire un tour jusqu’à sa paroisse. C’était alors un jeune catholique pratiquant qui fréquentait l’église de San José, dans le quartier Flores, à Buenos Aires. En arrivant, il tomba sur un curé qu’il ne connaissait pas. Sentant qu’il émanait de sa personne une forte spiritualité, il décida de se confesser à lui. Peu après, il comprit que cette confession avait été exceptionnelle, qu’elle avait stimulé sa foi. Elle lui avait même permis de percevoir des signes de la vocation religieuse, si bien qu'il décida de ne pas se rendre à la gare ferroviaire pour retrouver ses amis. Il rentra chez lui avec une conviction : il voulait… il devait devenir prêtre. Ce fut une immense grâce, dont il avait bénéficié de façon imprévue. Il l’explique ainsi : « Lors de cette confession il m’est arrivé une chose curieuse, je ne sais ce que c’était, mais cela a changé ma vie. Je dirais que j’ai été surpris alors que je baissais la garde », dit-il plus d’un demi-siècle plus tard. Aujourd‘hui, Bergoglio interprète ainsi l’épisode : « Ce fut la surprise, la stupeur d’une rencontre. J’ai compris qu’on m’attendait. C’est ce qu’on appelle l’expérience religieuse : la stupeur de se trouver devant quelqu’un qui vous attend. A partir de là, pour moi, Dieu a été celui qui « m’a trouvé en premier ». Je le cherche, mais Lui aussi me cherche. Je désire le trouver, mais Lui « me trouve en premier ». Jorge Bergoglio ajoute que ce ne fut pas seulement la « stupeur de la rencontre » qui éveilla sa vocation religieuse, mais le ton miséricordieux avec lequel Dieu l’a interpellé, un ton qui deviendrait, avec le passage du temps, la source d’inspiration de son ministère » (op. cit. pp. 43-44).
Cette semaine encore, dans un tweet sur son compte @Pontifex_fr, il a posté ce message : « Nous sommes tous pécheurs, mais nous vivons la joie du pardon de Dieu et nous marchons, confiants dans sa miséricorde » (jeudi 19 septembre 2013). Ces tweets sont de véritables pépites de direction spirituelle. En père spirituel, le pape y livre sa propre expérience.
Regarder tout homme avec miséricorde
Dans son entretien avec son confrère jésuite, juste avant d’évoquer le Matthieu du Caravage, il commente sa devise épiscopale et pontificale : « Je suis un pécheur sur lequel le Seigneur a posé son regard (…). Je suis un homme qui est regardé par le Seigneur. Ma devise, Miserando atque eligendo, je l’ai toujours ressentie comme profondément vraie pour moi. Le gérondif latin miserando me semble intraduisible tant en italien qu’en espagnol. Il me plaît de le traduire avec un autre gérondif qui n’existe pas : misericordiando (en faisant miséricorde). »
Puis il a vécu des années de solitude intérieure avant de prendre la décision de rejoindre la Compagnie de Jésus, à vingt-et-un ans. Son père a approuvé son choix. Il en a été heureux. Sa mère a mis des années avant d’accepter sa décision. Il était l’aîné, il était trop jeune, cela allait trop vite. Elle ne vint jamais au séminaire. Mais le jour de son ordination sacerdotale, elle s’est agenouillée devant lui pour recevoir sa bénédiction.
Sa grand-mère lui a dit quant à elle : « Bien, si Dieu t’appelle, béni sois-tu ». Puis, préservant sa liberté, elle a ajouté : « Je te prie de ne pas oublier que les portes de la maison sont toujours ouvertes et que personne ne te reprochera quoi que ce soit si tu décides de revenir ».
On entend comme un écho des paroles de cette sainte grand-mère quand le pape affirme que « l’Eglise ne ferme jamais la porte » (Zenit du 18 septembre 2013).
Dans « Je crois en l’homme », le cardinal Bergoglio évoque Matthieu et sa devise, là aussi en père spirituel qui transmet son expérience: « La vocation religieuse est un appel de Dieu destiné à un cœur qui l’attend, consciemment ou inconsciemment. J’ai toujours été impressionné par la lecture du bréviaire qui dit que Jésus regarda Matthieu avec une attitude qui, traduite donnerait quelque chose comme : « Avec miséricorde et le choisissant ». C’est exactement la façon dont j’ai senti que Dieu m’a regardé lors de cette confession. Et c’est ainsi qu’il me demande de regarder autrui : avec une grande miséricorde et comme si je choisissais pour Lui, en n’excluant personne, parce que tout le monde est un élu de l’amour de Dieu. « Avec miséricorde et en le choisissant » fut la phrase qui a accompagné ma consécration comme évêque et c’est un des pivots de mon expérience religieuse : la miséricorde, et le choix des personnes en fonction d’un dessein. Dessein que l’on pourrait synthétiser de cette façon : « Ecoute, toi, on t’aime par ton nom, tu as été choisi, et la seule chose qu’on te demande, c’est de te laisser aimer ». Voilà le dessein qui m’a été confié » (op. cit. pp. 48-49).
C’est jour anniversaire aujourd’hui pour le pape François. Il y a soixante ans, la « confession de sa vie » a embarqué un jeune de dix-sept-ans. Il a compris qu’il était « attendu », qu’un regard se posait sur lui avec miséricorde, et le rendait à son tour capable de miséricorde. Plus encore, lui confiait une mission de miséricorde. C’est peut-être cela que perçoivent les foules, place Saint-Pierre, et les media dans les propos de l’interview du père Spadaro : le « ton » de miséricorde du 21 septembre, à San José de Buenos Aires.
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