Zenit – Quel lien y a-t-il entre Chesterton et Joseph Ratzinger?
Prof. Monda – Le jeune Joseph Ratzinger a lu et apprécié les livres de Chesterton. En effet, des citations directes ou indirectes de l’inventeur du P. Brown apparaissent effet, ici ou là, aussi bien avant qu’après son élection comme pape. Mais ce que j’ai cherché, ce n’est pas tant une reconstruction philologique de ces citations, qu’un petit raisonnement qui part des deux personnalités, celle du penseur anglais et celle du théologien et pape bavarois, autour de thèmes qui se recoupent ensuite avec ceux que les organisateurs du congrès ont mis au centre de l’attention: le bon sens, la vie bonne et la bonne humeur.
Dans les media Benoît XVI n’est pas associé à l’humour, ce « cliché » correspond-t-il à la vérité?
Un « cliché » rend rarement raison de la complexité de la vie. La vérité est que Joseph Ratzinger, comme tout homme, est un mystère, une réalité complexe, souvent mise à mal par l’image qui prévaut dans les media. De là l’exigence d’écrire un livre qui donne plus d’épaisseur et de perspective à un portrait qui, sinon, apparaîtrait plat, bidimensionnel: le pape des « non », un pape allemand défenseur farouche de la rigueur morale… Ce qu’il y a de vrai dans tout cela c’est que Joseph Ratzinger est une personne sérieuse. Mais attention, Chesterton le dit bien quand il le rappelle, avec son goût typique du paradoxe, que « sérieux n’est pas le contraire « d’amusant », le contraire d’amusant c’est « pas amusant », « ennuyeux ». » Le pape est une personne sérieuse, qui prend l’Evangile et chaque homme qu’il rencontre au sérieux, une personne sérieuse mais également amusante, qui connaît la valeur de la bonne humeur, de l’humour et du sourire.
C’est ce goût du paradoxe qui serait le point de contact entre Chesterton et Benoît XVI?
Oui et non. Sans aucun doute oui : il s’agit de deux personnes d’une grande sagacité et d’une grande intelligence, et leurs raisonnements ne sont pas plats mais ils désarçonnent parfois, ils exigent une flexibilité dans l’intelligence de l’interlocuteur. Ils prétendent en fait des interlocuteurs appropriés, à leur niveau.
Ni Chesterton ni le pape ne sont des intellectuels qui se contentent de phrases paradoxales, de boutades ou de jeux de mots. Leur raisonnement a pour finalité le dialogue, ce n’est pas un feu d’artifice mais la recherche d’une relation avec l’autre, même avec ceux qui sont loin, qui ne croient pas, qui sont des « ennemis » de la foi, sans trahir l’adhésion à la foi qui est avant tout vécue, pratiquée puis prêchée.
Quel rapport y a-t-il entre les deux penseurs et le bon sens, la vie bonne et la bonne humeur?
Ces trois aspects sont liés et on peut remarquer dans les trois cas une même attitude chez l’écrivain et chez le pape. Pour ce qui est du bon sens, selon Chesterton on le perçoit dans les contes pour enfants où « les morales » sont encore aujourd’hui valables. Il cite l’exemple de Cendrillon qui véhicule le même message que le « Magnificat » de l’Evangile de Luc: « Il élève les humbles ». L’écrivain anglais avance à contre-courant par rapport à la tendance de l’homme occidental moderne et contemporain. Une personne peut-être rangée et respectable, et estimer que le bon sens soit de dépasser le monde de l’enfance, plein de jolies images irréelles, pour entrer dans le monde de la raison, et peut-être même de la science expérimentale, considérée comme l’unique source de vérité, mais hélas dépourvue de sens.
Le pape Ratzinger va lui aussi à contre-courant : pour lui, le bon sens découle de l’Evangile et de la foi chrétienne, autrement dit dans ce paradoxe du « don de sa vie par amour ». Tout cela semble une « voix en dehors du chœur », car le « chœur » de la modernité et de la contemporanéité a relégué le christianisme dans le domaine des fables pour enfants, un endroit vieillot et poussiéreux où l’on aimait peut-être se retrouver quand on était enfant, mais absolument superflu quand on arrive à la maturité et à l’autonomie.
Dans ce sens-là, la religion apparaît comme une superstition vieillotte, une structure lourde qui opprime le développement libre de l’homme mûr, adulte et émancipé.
Et pour ce qui est de la « vie bonne »?
Les clichés sur le pape le dépeignent comme un gardien farouche de la vérité, obsédé par la vérité, qui utiliserait la vérité comme un gourdin contre la liberté. Au contraire, le rapport dialectique qui tient à cœur au pape n’est pas le rapport vrai/faux mais le rapport joie/ennui. Ici aussi, comme pour le bon sens, selon Benoît XVI, une vie bonne jaillit de l’adhésion à l’Évangile. Et la même chose vaut pour Chesterton. Et dans les deux cas, la vie qui jaillit est « bonne », mais elle n’est en rien tranquille, c’est au contraire presque une bataille. Une vie bonne c’est le désir profond qui anime et agite le cœur de chaque homme. « Personne, écrit Chesterton, ne se suffit à lui-même, ni dans la paix ni dans la souffrance. Le mouvement de la vie est celui d’un homme qui cherche à rejoindre un lieu et qui lutte contre quelque chose ». Le pape lui fait écho quand il rappelle que « seul l’infini comble le cœur de l’homme”, vivre bien ne signifie pas être des personnes « comme il faut », mais saisir et accueillir la vie comme une aventure. Une vie bonne ce n’est pas des accommodements faciles, ce n’est pas avoir trouvé la formule pour faire tout tenir dans la journée type de l’homme occidental, surchargé et marqué par l’activisme. Non, une vie bonne c’est s’en remettre au Christ, signe de contradiction. De cette vie naît la vie de foi, comme une aventure, comme une rencontre non pas avec une idée, une formule idéologique (qui serait pure idolâtrie, Etat-latrie ou ego-latrie) mais la rencontre d’une personne. Seule la rencontre avec quelqu’un de plus grand peut rendre l’homme heureux.
Enfin, la bonne humeur : l’humour de l’Anglais Chesterton ressemble-t-il à celui du pape allemand?
D’un certain point de vue, oui, car dans les deux cas l’humour plonge ses racines dans l’humilité. Ce n’est pas par hasard si, étymologiquement, les deux mots viennent de « humus », « terre ». Qui est « terre à terre », qui ne s’élève pas orgueilleusement, est humble et doté d’humour, car il connaît l’ironie et l’auto-ironie, parce qu’il perçoit peut-être confusément qu’il existe un monde plus grand que son « moi » et, au-delà de ce monde, Quelqu’un d’encore plus grand. De ce point de vue, le monde moderne envoie des signaux désolants : il n’y a plus de bonne humeur, mais de la colère, plus d’ironie mais du sarcasme, plus de sentiment mais du ressentiment. Or, une société qui perd le sens de l’humour, se prépare, disait Maritain, à ses funérailles. A des moments différents et de façon différente, Chesterton et Ratzinger dénoncent cette folie de la vie des hommes occidentaux. Ils rappellent que la joie existe, non pas en vue du plaisir, qui est toujours plus petit que l’homme et sous son contrôle, mais en vue de cette joie qui reste un grand mystère.
La joie, écrit Chesterton, à la dernière page de son chef d’œuvre « Orthodoxie », est « l’immense secret du chrétien ». Et c’est aussi le secret de Benoît XVI qui, avec son sourire, timide, gêné, mais ferme, patient, avec la force d’une intelligence pure, claire, honnête, calme, et avec l’énergie d’une foi vécue sans fioritures, avec l’abandon d’un enfant, défie chaque jour les tentations de ses contemporains, de la paresse et des raccourcis, des idéologies et des idolâtries qui reviennent toujours se nicher dans les cœurs qui vivent dans la mauvaise humeur et le ressentiment.
De ce point de vue, on peut définir Benoît XVI comme un pape de la joie. C’est le mot qui revient le plus souvent dans ses discours depuis qu’il a été élu. C’est ce qu’il affirme dans son récent livre-entretien, « Lumière du monde »: « Ma vie a toujours été aussi traversée par cette conviction: c’est le christianisme qui donne la joie et fait grandir » 1. Nous avons là, en une phrase, tout Ratzinger et, à bien y penser, tout Chesterton. Foi, joie, raison. Bon sens, vie bonne, bonne humeur.
Propos recueillis par Paul De Maeyer
Traduction d’Isabelle Cousturié
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