Le père Charbel Abi Khalil, de l’ordre antonin maronite, écrit comme on bêche la terre, d’un geste répétitif et ingrat qui ne donne aucun résultat immédiat, mais prépare l’avenir, exactement comme on bêche une rigole pour laisser passer l’eau vers un pommier qui fleurira ou un prunier dont les fruits gonfleront les joues gourmandes des enfants.
Le dix-neuvième livre de notre auteur retrace la vie du P. Geranimos Abi Khalil (1820-1901), un homme de sa parenté originaire, comme lui, de Kahalé. L’ouvrage est dédié par l’auteur à sa mère, Lamia, décédée en 2001. Le P. Geranimos est le frère du grand-père maternel du père de cette dernière. C’est dire qu’en ouvrant l’ouvrage, on se prépare à trouver une sorte d’album de famille, les images d’une époque révolue dont les détails ordinaires n’intéresseraient qu’un cercle restreint de lecteurs.
Le « moine inconnu »
Mais non ! Certes, dans sa présentation du livre, le supérieur général actuel de l’ordre antonin, le P. Daoud Reaïdy, parle du P. Geranimos comme du «moine inconnu» qui, à l’image du «soldat inconnu», incarne tous les moines morts revêtus de l’habit monastique, et dont la vie ne se différencie que peu de celles de leurs frères, moulés dans les mêmes règlements. Ces moines sont presque tous membres de ce qu’on peut appeler «la classe moyenne de la sainteté » ; une classe qui ne goûte ici-bas qu’à la «sainteté ordinaire », par opposition à la «grande sainteté» des géants de la foi comme saint Charbel, dont il est impossible de prendre la mesure. D’où l’immense difficulté de jouer leur rôle au cinéma. Et le manque d’intérêt qu’offre la vie des premiers.
Heureusement, il y a toujours, dans les livres du P. Abi Khalil, quelque chose qui les sauve de la pure chronique et en fait des livres pour aujourd’hui. L’ouvrage en question ne manque pas à la règle. Passant en revue les événements dont le P. Geranimos a été le témoin, notamment les massacres de 1845 et 1860, qui peuvent également retenir l’intérêt, l’auteur en vient à parler des synodes ou encore des projets de «visitations » demandés par le patriarcat maronite, puis le Saint-Siège, en 1895 et 1898, pour réformer l’ordre antonin, gagné par un dérèglement général de l’observance monastique. Les visitations finiront par se tenir en 1907.
Relâchement dans l’observance
Puisés dans les archives de Bkerké, ces documents sont frappants de vigueur – et peut-être d’actualité. Ils sont probablement publiés dans cette optique. Ils décrivent l’état de laisser-aller ou de relâchement dans l’observance des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui régnait, à la fin du XIXe siècle, au sein de l’ordre antonin, un état proche de l’anarchie : insubordination courante envers les supérieurs; tiédeur et absence aux offices; têtes brûlées donnant impunément le mauvais exemple et intouchables en raison de leur popularité; fréquents écarts au devoir de résidence dans les monastères; sorties solitaires alors que les moines doivent nécessairement se déplacer par deux; oisiveté professionnelle; course à l’ordination sacerdotale et aux « positions »; transformation de l’état monastique en carrière ecclésiale; non-déclaration de biens immobiliers conservés par-devers l’ordre et en dépit des vœux; fréquentation indiscrète des femmes; amoncellement de biens – carrioles, habits, montres; ostentation dans l’habillement, même liturgique; recours aux laïcs pour effectuer les travaux subalternes fatigants, etc.
La forme et le fond
Il faut lire ces puissants réquisitoires dressés consciencieusement par le gouvernement de l’Église maronite contre l’ordre antonin de ce temps, même si certaines normes sont marquées du signe de l’époque, notamment sans doute par une certaine misogynie; ou par la tombée en désuétude de certains métiers manuels ou agricoles; ou encore par d’inévitables considérations pastorales, desquelles ne peuvent se dégager les supérieurs.
Mais ces qualifications ne discréditent en rien le jugement de fond porté à l’époque sur l’ordre antonin. Et qui pourrait frapper tout ordre religieux. Car cette menace est de toutes les époques. L’institutionnalisation de tout mouvement porte en elle le danger latent du relâchement et de la tiédeur. Dans tout renouveau, une vigilance de tous les instants est nécessaire, pour ne pas, comme dit saint Paul, «finir dans la chair ce qu’on a commencé dans l’Esprit». Le pape François ne dit pas autre chose, qui dénonce jour après jour la tiédeur dans la foi, le carriérisme, les subtiles dérives qui détournent la grâce et la transforment en fonction, pour ne rien dire des péchés flagrants qui, parfois, dévastent l’Église et la privent de toute vitalité. On sait par exemple que la police financière italienne vient d’arrêter un prêtre soupçonné de corruption, calomnie et fraude, dans le cadre d’une enquête de la justice italienne sur l’Institut pour les œuvres de religion (IOR), l’organisme financier du Vatican que le pape vient de mettre sous le contrôle d’une commission. On a même parlé d’un «lobby gay» au sein de la curie. Au Liban, un livre récent, malheureusement retiré de la circulation, a abordé avec une grande pudeur le relâchement de l’observance au sein des ordres religieux, et en particulier celui du vœu de pauvreté. «Achetez des voitures modestes» (humble cars), vient de conseiller François aux prêtres d’un diocèse.
Témoin d’une décadence
Né en 1840, décédé en 1901, le père Geranimos, qui fut huit années durant supérieur du couvent Saint-Antoine à Baabda, a donc été, avec d’autres justes, le témoin d’une disgrâce, d’une décadence de l’ordre antonin. C’est pourtant dans cet ordre qu’il a sanctifié sa vie, et que beaucoup d’autres l’ont fait. On rapporte que saint Charbel, qui a vécu exactement à la même époque, mais au sein de l’ordre libanais maronite, se désintéressait des nouvelles colportées par les moines durant les temps de pause qui marquaient les accablantes heures de travail aux champs. Mais si la vie monastique de son temps, du moins en partie, correspond vraiment à la description faite plus haut, saint Charbel n’avait pas vraiment besoin de lire les journaux. Leurs grands titres s’étalaient sous ses yeux: cupidité, convoitise des yeux, orgueil de la richesse.
Car si les chrétiens sont au monde ce que l’âme est au corps, comme le dit l’épître à Diognète, alors le monde est nécessairement affecté par le mal-être de l’Église. Ou encore si, comme le dit un sanctoral, «toute âme qui s’élève élève le monde», alors le contraire aussi est vrai.
«Loin des yeux, loin du cœur», dit l’adage. Il y a une pesanteur de la présence que rien ne compense, dans la vie d’un moine – et de tout fidèle, mais surtout du moine qui a fait de Dieu son tout – sinon l’effort paradoxal de «fixer l’invisible», de laisser Dieu devenir présence invisible mais substantielle. Et c’est l’œuvre synergique de la grâce et de l’homme.
C’est, au fond, de cet effort qu’il s’agit dans ce livre. De sa lecture vous ne tirerez rien, sinon à la sueur de votre front.
(*) Pour obtenir copie de l’ouvrage : Université antonine, Majdlaya-Zghorta : 06-669100