Assises aux premières rangées de la cour de l'école maronite primaire de Nicosie, couverte de rangées de chaises blanches, une cour toute nue, sans arbres et sans préau, une quinzaine de vieilles paysannes maronites assistent samedi à la rencontre du pape Benoît XVI avec les communautés catholiques de Chypre.
Elles sont habituées au soleil et viennent de villages aux noms chantants : Aya Marina, Courmagiti, Assomatos ou Carpasha. Des villages dont elles ont été chassées en 1974, il y a 35 ans, au moment de l'invasion de l'île par l'armée turque.
C'est le pape lui-même qui a demandé qu'elles soient assises en bonne place. La cérémonie leur est en grande partie destinée. Les catholiques de Chypre, aujourd'hui, ce sont d'abord elles. Certes, il existe aussi dans l'île une communauté latine liée à la Custodie de Terre sainte et composée en majorité d'expatriés et de travailleurs étrangers. Mais des deux minorités dans ce pays largement orthodoxe, la plus fragile, la plus menacée, celle qui a vraiment besoin d'être secourue, c'est la communauté maronite, au nombre de quelques milliers de personnes.
La sollicitude portée à la petite communauté maronite de Chypre rappelle irrésistiblement celle que Jean-Paul II a manifestée à l'égard du Liban. On a l'impression qu'à travers eux, l'Église universelle veut sauver un modèle menacé de disparition. Car il existe un risque réel de voir disparaître les maronites de Chypre. Chassés de leurs villages, les familles ont réagi différemment au drame. Dans les villages mêmes, le temps s'est arrêté. Quelques anciens sont restés, farouches, mais d'un autre âge. Certaines des familles qui ont fui languissent après leurs terres, leurs maisons et leurs églises. La jeune génération, elle, s'est adaptée à ce malheur et a commencé à regarder ailleurs.
Selon le député Antonis Hagi Russos, représentant au Parlement de la communauté maronite de Chypre, 80 % des mariages de jeunes maronites sont désormais des mariages « mixtes », de sorte qu'à la prochaine génération, ces personnes se seront assimilées à la population chypriote-grecque, ou contaminées par le sécularisme ambiant, perdant ainsi tout sentiment d'identité maronite. Le député a offert au pape un plat en argent sur lequel sont incrustés les noms des villages maronites en zone turque, et dans lequel il exprime le désir de la population « de renouer avec ses racines ».
Le pape a cru pouvoir promettre du concret aux Chypriotes maronites qui l'ont acclamé samedi. « Je connais vos désirs et vos souffrances, leur a-t-il dit. J'espère qu'avec l'assistance des instances concernées une vie meilleure vous sera assurée rapidement. » D'où vient pareille assurance, nul ne saurait le dire.
Certes, grâce à l'énergique action de Mgr Boutros Gemayel, son évêque aujourd'hui remplacé pour avoir atteint la limite d'âge, la communauté maronite semble s'être redressée. D'intensives démarches diplomatiques ont conduit les autorités turques à assouplir les conditions d'accès des villageois à leurs terrains, de sorte que, dans trois de ces derniers, des messes sont à nouveau célébrées le dimanche. Par ailleurs, quelques vieux restés sur place ont pu à nouveau exploiter leurs terrains et les récoltes d'olive sont assurées. Pas pour Aya Marina, interrompent les personnes concernées. Ce village, en effet, est considéré comme zone militaire, et toutes ses maisons sont occupées par l'armée turque.
Toutefois, ce redressement, pour salutaire qu'il ait été, doit se poursuivre, pour devenir irréversible. Cette tâche revient désormais à Mgr Youssef Soueif, successeur de Mgr Gemayel, omniprésent lors des cérémonies d'accueil du pape. « À défaut de revenir au village, c'est le village qu'il faut faire parvenir aux jeunes », assure Maria Koikkonnou, une maronite de Chypre engagée dans les préparatifs de la visite.
En d'autres termes, la jeune génération doit être reconquise aux valeurs du village, c'est-à-dire évangélisée à nouveau. D'où peut-être l'importance cruciale que le pape a donnée, lors de sa visite, aux prêtres, éducateurs chrétiens et personnes consacrées. Dans l'homélie prononcée lors de la messe dans la chapelle de la Sainte-Croix, il les a exhortés à rester fidèles à la Croix du Christ, à être des modèles de constance face aux adversités, même si cela signifie, dans certains cas, donner leur vie. « Imaginez ce que serait le monde sans la Croix ? » leur a-t-il lancé. La question, en effet, a de quoi faire trembler.
Dans la cour chauffée à blanc de l'école primaire maronite, après les discours échangés et les présents, des tableaux de la vie de village, merveilleusement dansés et chantés, ont, par leur créativité et leur sincérité, fait oublier le soleil.
Saint Maron, l'ermite du IVe siècle devenu père d'une communauté humaine de quelque 7 millions de personnes répandues de par le monde, a construit sa première église sur le site d'un temple païen. Telle est bien, semble-t-il, la destinée de la communauté maronite : substituer progressivement la lumière de l'Évangile aux ténèbres de la superstition, même quand cette lumière est tamisée et nous vient sous l'apparence de la plus humaine, de la plus simple des joies.
L'orient le jour