« Quels musées pour quels publics. » Tel était le thème des deuxièmes Cafés culturels de « L’Orient-Le Jour » de cette saison, organisés en collaboration avec La Maison du livre. Un sujet abordé par des spécialistes de la question, avec Suzy Hakimian, conservatrice du Musée national, Leila Badre,
directrice et conservatrice du Musée de l’AUB, Sylvia Agémian, conservatrice adjointe du Musée Nicolas Sursock, et Jeanine Yazbeck, directrice du musée Les merveilles de la mer. Cette rencontre, qui s’est déroulée comme de coutume au restaurant L’Atelier de l’USJ (campus Berytech, rue de Damas), a été animée par Ghassan Tuéni, président du comité du Musée Sursock, membre du comité du Musée national, ami du Musée de l’AUB et membre du comité international des musées.
Lieux de mémoires multiples, offrant une diversité culturelle ou scientifique et une représentation sélective des anciennes sociétés, les musées ont parfois la fâcheuse réputation, auprès du grand public, d’être des endroits « didactiques », « sacrés » ou, n’ayons pas peur de le dire, carrément rébarbatifs. L’origine grecque du mot n’arrange pas vraiment les choses. Il s’agit de « mouseîon » dont le sens est « temple », ou « sanctuaire des muses ».
Comment désacraliser les musées ? Par quels moyens ôter l’image froide, impersonnelle et quasiment religieuse des musées sans la banaliser. Bref, comment faire pour communiquer aux publics que les savoirs « détenus » par les musées sont accessibles ? Les intervenants ont tenté de répondre à ces questions en donnant chacun un bref aperçu historique et pratique de leurs institutions respectives.
Première à prendre la parole, Leila Badre a rappelé que le Musée de l’AUB, dont elle est la directrice depuis 1976, a été fondé en 1868. « Après ceux du Caire et d’Istanbul, il est l’un des plus anciens du Proche-Orient et le premier à être créé au Liban. » Soumis en 2003 à des travaux de réaménagement et de modernisation fignolés par Nada Zayni et Youssef Haïdar, il a rouvert ses portes en juin 2006. À travers sa nouvelle muséographie, les visiteurs ont (re)découvert un musée régional dont les collections, provenant de monuments civils, religieux ou funéraires, sont consacrées aux cultures moyen-orientales depuis la préhistoire jusqu’à la période islamique. Près de quatre mille objets et pièces, regroupés suivant un ordre chronologique et thématique, sont exposés dans 56 vitrines, murales, en pupitres ou solitaires. Ces collections sont constituées d’un important lot de poteries offert, en 1868, par le consul américain à Chypre, le général Luigi Palma di Cesnola, et de vestiges découverts lors des fouilles menées, au Liban et en Syrie, par l’Université américaine. Des échanges faits dans les années 1950 avec les musées d’Irak et d’Égypte ont permis d’enrichir la collection d’un ensemble d’artefacts et de pièces appartenant aux civilisations régionales.
La deuxième particularité du Musée de l’AUB, a ajouté Badre, est son caractère universitaire. Il se distingue notamment par sa mission pédagogique.
Le AUB Museum expose donc des objets archéologiques, mais aussi cartes, dessins et panneaux explicatifs relatant l’histoire de l’homme, son évolution dans les domaines de l’architecture, de l’agriculture, de la religion, de l’écriture, du commerce et de l’art, particulièrement celui de la céramique, qui apparaît avec la grande révolution néolithique.
Selon la définition de l’ICOM (International Council of Museums), le musée est « une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement. Il est ouvert au public. Il fait des recherches concernant les témoins matériels de l’homme et de son environnement. Il les acquiert, les conserve, les restaure et les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
La gardienne du temple a rappelé que le Musée de l’AUB participe à des chantiers de fouilles archéologiques (dont trois importants dans le centre-ville de Beyrouth). Il possède à son actif plusieurs publications et organise des activités très diverses, comme les expositions thématiques, les conférences (123 à ce jour), ainsi que des programmes archéologiques pour les enfants. « Un musée doit être un centre d’amusement aussi bien pour les jeunes que pour les grands (à travers les excursions et les voyages organisés par la Société des amis du musée) », a affirmé Badre. Et d’ajouter que même la boutique du musée assure une mission éducative en reproduisant des chefs-d’œuvre exposés.
Trésors enfouis
« Place, à présent, au Musée national de Beyrouth, qui possède plus de trésors cachés qu’exposés. » Une boutade, lancée par Ghassan Tuéni en guise de transition, a introduit Suzy Hakimian, conservatrice du Musée national.
« Le premier acte qui prélude à la naissance du Musée national de Beyrouth est constitué par le regroupement de quelques antiquités recueillies par un officier du détachement français stationné au Liban en 1919, le commandant Raymond Weill, a-t-elle indiqué en prélude. Ces antiquités ont été entreposées dans une salle de l’immeuble des Diaconesses allemandes, rue Georges Picot, à Beyrouth, qui a pris ainsi figure de musée provisoire.
Un comité fondateur créé en 1923 a entrepris une collecte de fonds en vue de construire un musée sur un terrain situé sur la rue de Damas, près du champ de courses. Les travaux ont commencé en 1930, pour prendre fin en 1937.
L’inauguration officielle a eu lieu cependant le 27 mai 1942 par M. Alfred Naccache, président de la République libanaise. “Toutes les personnalités de Beyrouth et du Liban qui se préoccupent des choses de l’esprit étaient présentes à la cérémonie (Chronique, 1942-43)”, a-t-il écrit.
Le Musée national de Beyrouth est dédié à l’archéologie et, en 1937, date de la fin des travaux de construction, Maurice Chéhab, alors conservateur de ce musée, a défini la mission de ce dernier en ces termes : « Ce musée groupera désormais toutes les antiquités recueillies sur le territoire libanais » (M. Chéhab, 1937).
Et Hakimian d’ajouter : « La dimension nationale est posée et, en fonction de cette mission, les objectifs du musée seront les suivants : accueillir à l’intérieur de ses murs le patrimoine archéologique national ; le préserver et le faire connaître aux Libanais en premier lieu et au public international en deuxième lieu. »
À cet effet, le musée a accueilli, jusqu’en 1975, le matériel provenant des fouilles entreprises sur le territoire libanais. La collection qui y était exposée couvrait une longue trame chronologique qui allait de la préhistoire jusqu’à la période ottomane (sarcophages, mosaïques, bijoux, monnaies, poterie, boiseries, armes, etc. ).
« En 1975, le Liban sombre dans la guerre, raconte la conservatrice. Situé sur la ligne verte qui divisait Beyrouth en deux zones antagonistes, le Musée national a vécu des années de violence qui se sont traduites par une destruction quasi totale du bâtiment ainsi que celle de ses équipements. La collection a pu être sauvée grâce à l’initiative extrême de l’ancien directeur général des Antiquités, Maurice Chéhab, de recouvrir les statues, sarcophages et mosaïques avec des caissons de béton et de murer l’accès aux dépôts du sous-sol où ont été cachés les petits objets. » Et elle précise que les travaux de reconstruction ont démarré en 1995.
« Après 20 années d’absence forcée, le musée a rouvert ses portes une première fois en 1997 puis en 1999. Malgré les années de malheur, sa mission n’avait cependant pas changé et les objectifs de 1937 restaient toujours de rigueur. »
Se lançant dans le sujet du débat, à savoir la relation entre le public et le musée, Hakimian a indique que cette relation « fait partie de la mission de tous les musées du monde moderne ainsi que de celle du Musée national de Beyrouth. Pour comprendre cette relation avec le public, il faut faire un petit retour dans l’histoire de la création des musées et expliquer comment s’est faite la mutation de cabinets de curiosité élitistes qui proliféraient jusqu’au XVIIe siècle en musées publics.
C’est au XVIIIe siècle qu’apparaît un nouveau concept, celui de la diffusion du savoir, comme une responsabilité étatique. En Russie, en Allemagne et en Italie, des princes, des rois et reines transfèrent à la nation leurs collections. Le British Museum expose ainsi au public, en 1759, la collection et la bibliothèque du médecin de la famille royale qui les avait vendues au Parlement. Elles sont proposées à la nation, pour la manifestation de la gloire de Dieu, la réfutation de l’athéisme et de ses conséquences, l’usage et les progrès de la médecine, et le bénéfice de l’humanité. Le mouvement s’accélère partout en Europe et l’idée du musée public se répand. Le grand tournant s’amorce en 1789 avec la Révolution française. La notion de biens nationaux apparaît : les nouvelles idées propagées par la Révolution s’attachent surtout à mettre en avant le caractère public de l’exposition ; jouir et user du patrimoine sont un droit du citoyen. La démocratisation du savoir se fera donc à travers ce passage obligé du musée où le peuple pourra contempler ses avoirs patrimoniaux et aussi s’éduquer (D. Poulot, 1988) ».
Et c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que, dans les pays européens, se forme un lien entre le musée et la nation. L’image véhiculée montre un musée qui met le passé national au service de l’avenir, car il en donne une image chargée de se fondre dans l’indépendance. Ce mouvement traduit la démocratisation du musée et son ouverture au grand public.
« Mais est-ce que la pratique rejoint les désirs des musées ? » s’interroge Suzy Hakimian.
En 1923, Paul Valéry résume dans ces mots ce terrible
problème :
« Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. » Elle cite également Jacques Sallois, directeur des Musées de France qui disait, en 1991: « Entrer dans un musée n’est pas évident, entrer dans un musée est difficile, même dans les sociétés développées. Une grande partie de la population se sent exclue des institutions culturelles et il faut que ces institutions fassent de grands efforts pour attirer ces populations (J. Sallois, 1991) ».
Pour faire le lien avec le thème de la table ronde, elle conclut en disant que la vraie démocratisation, c’est d’élargir son public, « mais c’est l’élargir socialement et pas dans le sens d’une hausse des entrées ; il faut comprendre également que le musée des temps actuels s’est transformé au fil des années en un lieu de vie sociale, remplaçant ainsi l’image d’un lieu figé où l’on vient seul se promener ou dessiner. Les visiteurs se sont démultipliés au point que l’on parle des publics (enfants, jeunes, adultes…) et non du public. C’est vers eux que doivent aller nos efforts afin qu’ils intègrent leur musée dans leur vie de tous les jours. »
Le seul musée d’art
contemporain
Le Musée Nicolas Sursock, cette belle bâtisse blanche érigée en 1912, est le seul musée d’art moderne du Liban. En 1950, il est légué par son propriétaire, Nicolas Ibrahim Sursock, à l’État libanais qui en fera un musée dix ans plus tard. Aujourd’hui, le Musée Sursock est renommé pour ses Salons d’automne consacrés aux expositions itinérantes contemporaines, ainsi que pour ses rétrospectives monographiques de peintres libanais.
« Depuis 1961, date de son inauguration officielle, et jusqu’aujourd’hui, le musée est principalement fréquenté pour les expositions qu’il organise ou qu’il accueille, qui nécessitent parfois de longues années de recherches et dont le souvenir perdure dans le cadre de publications souvent très élaborées. »
Ces expositions se caractérisent par leur diversité, diversité voulue, recherchée dès les premières années, pour répondre, dans la mesure du possible, au vœu du donateur qui voulait un « espace pour présenter des œuvres d’arts ancien et moderne, des œuvres provenant du territoire de la République libanaise, des autres pays arabes et d’ailleurs, une salle enfin pour exposer les œuvres des artistes libanais. »
Mme Agémian a ensuite offert un rapide survol du programme en plusieurs volets que s’est fixé le musée, afin de donner une idée de cette diversité qui a appelé à la formation d’un public varié.
Dès le départ, le Musée Sursock a opté pour une ouverture sur l’art contemporain libanais. Le Salon d’automne, organisé chaque année, en est la parfaite illustration. « Parallèlement, des rétrospectives dédiées à l’œuvre des grands artistes libanais offrent un double intérêt : celui, bien sûr, de donner à voir le cheminement d’une carrière avec ses méandres et ses directions nouvelles, et celui de réunir des œuvres généralement inédites issues de collections privées, parfois des collections de l’État et des réserves d’autres musées. De telles rétrospectives s’inscrivent dans le cadre d’une démarche favorisée par le musée, consistant à prospecter, à étudier, à publier et à ouvrir au public, par des expositions thématiques, les collections particulières ou les collections monastiques. » La conservatrice adjointe du Musée Sursock cite les expositions sur les icônes, les tapis, l’art islamique, « Le livre et le Liban » (1982), « Architecture libanaise du XVe siècle » (1984), « Archives nationales » (1999), « Photographies anciennes de Beyrouth de la collection Fouad Debbas » (2001) et les hommages aux penseurs et poètes libanais : Nadia Tuéni (1984), Georges Schéhadé (1999), Michel Chiha (2001). Parmi les riches heures du Musée Sursock, elle cite également les expositions venues de l’extérieur, comme celles consacrées à l’art précolombien du Mexique (1966) et de l’Équateur (1975). Mais aussi les miniatures de la Renaissance italienne (1968), les bronzes d’Auguste Rodin (1964). Après la guerre, il y a eu les arts plastiques contemporains du Brésil, les œuvres de Serguei Paradjanov, les photographies du Bauhaus, les affiches françaises…
Agémian a précisé ensuite que le public qui fréquente aujourd’hui le Musée Sursock est « presque exclusivement local, venant de la capitale et, dans une moindre mesure, de Tripoli et Saïda. Il n’est pas d’une très grande ampleur, mais il s’agit d’un public intéressé, voire assidu, de jeunes, d’adultes, d’artistes, bien sûr, d’amateurs et de spécialistes, d’étudiants qui viennent en groupes, le plus souvent accompagnés de leurs professeurs, et d’élèves de tous âges, encadrés également par les enseignants, et qui travaillent sur place, en dessinant et en répondant à des questionnaires préparés à l’avance. »
« Ce public n’a malheureusement pas accès, ou rarement, à la collection permanente du musée, qui s’est constituée au cours des années au gré des expositions, des acquisitions, des legs ou donations », a ajouté Agémian, l’espace disponible du bâtiment actuel étant très restreint. « C’est l’une des raisons pour lesquelles le comité du Musée Sursock a décidé d’entreprendre des travaux d’extension de grande envergure qui doteront cet espace de non moins de quatre sous-sols sous le jardin. »
Après cette bonne nouvelle, applaudie par l’assistance, c’est Jeanine Yazbeck, directrice du musée Les merveilles de la mer, qui a pris la parole pour présenter cette institution située à Jdeidet el-Metn, dans une ancienne maison libanaise. Ouverte depuis une dizaine d’années, elle donne à voir une diversité d’éponges, de corail, de crustacés et de mollusques asséchés, ainsi que des reliques de poissons, raies et requins. « Ces spécimens sont classés par embranchement et identifiés par famille, genre, espèce et origine, avec des explications sur leur mode de vie, en français et en anglais. »
Mme Yazbeck a par ailleurs indiqué que la richesse de cette partie du musée est la collection de coquillages. Environ 900 espèces réparties en 67 familles exposées. Le musée abrite par ailleurs des aquariums d’eau de mer où l’on peut observer différents genres de poissons, de pieuvres, d’hippocampes qui sont là pour nous rappeler que la vie marine existe toujours au Liban et qu’il nous incombe de la protéger.
À part la faune marine, une salle est réservée à une collection d’équipements de la marine ancienne : sextant, boussole, code Morse, scaphandre…
Le public des Merveilles de la mer se compose d’écoliers, de scouts et de familles en week-end et d’étudiants d’universités.
Bien d’objets de notre quotidien disparaîtraient si nous ne les protégions pas. À travers eux, c’est notre histoire, notre culture que l’on perd… Il est important d’avoir un lieu et des gens compétents pour les entreposer, les protéger, les réparer et leur permettre de traverser le temps sans encombre. Mais il faut également que ce lieu soit animé et vivant. Démocratique. N’est-ce pas là l’une des missions les plus importantes des musées ? C’est en tout cas la conclusion la plus importante consentie par les intervenants à l’issue du débat qui a suivi.
Le compte-rendu de Maya GHANDOUR HERT
L'Orient le jour- 28/3/2008