Depuis une semaine, le Parti démocratique du Kurdistan (KDP) dirigé par l’actuel président de la région autonome du Kurdistan irakien (KRG), Massoud Barzani, a lancé une véritable campagne contre le journal Lvin Magazine, accusé d’insulte à la mémoire de Mullah Mostafa Barzani, figure emblématique de l’histoire de la région. Les passions se déchaînent.
Les partisans du KDP menacent du pire s’ils n’obtiennent pas des excuses publiques. Le parti a également porté plainte pour “diffamation“ contre Rojname, un journal de l’opposition, suite à un article dénonçant l’implication de la formation politique dans des pratiques de corruption.
"Ces deux affaires sont particulièrement inquiétantes pour la liberté de la presse au Kurdistan irakien. Nombreux sont les sujets tabous, les lignes rouges que les journalistes ne doivent pas franchir. La figure historique de Mullah Mostafa Barzani en est clairement une. Nous sommes extrêmement préoccupés, notamment par les menaces de mort prononcées à l’encontre des journalistes de Lvin. Nous rappelons que deux journalistes ont déjà été assassinés au cours des deux dernières années. Nous appelons à un retour au calme. Les responsables du Parti démocratique du Kurdistan doivent faire face à leurs responsabilités et appeler leurs partisans à la raison, sinon la situation risque de dégénérer. Il est en outre du devoir des autorités du KRG d’assurer la protection des journalistes travaillant sur ce territoire. Les hommes politiques doivent faire la différence entre diffamation et critique. La plainte contre Rojname est absurde : Le KDP oserait-il porter plainte contre le New York Times, à l’origine des révélations ? », a déclaré Reporters ans frontières.
Campagne de haine contre Lvin Magazine suite à un article critiquant la figure emblématique de Mullah Mostafa Barzani
Le 1er août dernier, le journal Lvin Magazine a publié l’interview d’un étudiant en thèse à l’université de Harvard sur l’histoire moderne kurde. Dans son entretien, l’étudiant, Irfan Qani’ Fard, critique le rôle de Mullah Mostafa Barzani, leader historique du Parti démocratique kurde (KDP), père de l’actuel président de la région autonome du Kurdistan irakien (KRG), Massoud Barzani, et une des principales figures de la scène politique kurde jusqu’à sa mort en 1979.
Irfan Qani’ Fard déclare avoir consulté des archives britanniques et américaines indiquant que Mullah Mostafa Barzani, alors commandant de l’armée kurde de la République de Mahabad (établie en décembre 1945), aurait reçu le soutien des Britanniques afin d’abolir la République de Mahabad et de trahir Qazi Muhammad, président de cette république kurde, pendu par les troupes iraniennes en 1946 lorsqu’elles ont repris la région après le retrait des Soviétiques. D’après ses recherches, les services de renseignements iraniens de l’époque auraient placé Mullah Mostafa Barzani à la tête de la révolution kurde de 1961. Depuis la publication de cette interview, les attaques se multiplient contre le journal et sa rédaction, et ce de manière de plus en plus virulente.
Ahmed Mira, rédacteur en chef de Lvin Magazine, a déclaré à Reporters sans frontières que : « Lvin Magazine a interrogé l’étudiant de manière neutre et professionnelle. La rédaction n’est en rien responsable des propos tenus par l’historien lors de l’entretien. Peu de temps après la publication de cette interview, Lvin et les journalistes y travaillant ont été la cible directe ou indirecte de menaces sérieuses de la part du KDP. Les attaques ont pris plusieurs formes. Nous avons notamment été menacés de mort. Ils ont promis de nous faire payer. »
Le 4 août, des partisans du parti ont commencé à distribuer des tracts contre Lvin et ses collaborateurs dans les rues d’Erbil et de Suleimanieh. Le 5 août 2010, Khabat, quotidien du KDP, a publié un message similaire, avec des menaces explicites à l’encontre des journalistes de la rédaction.
Le 5 août également, lors leurs prêches du vendredi, des mullahs partisans du KDP ont publiquement mis en cause Lvin et ses journalistes, les accusant de blasphème contre l’Islam et appelant la population à manifester contre le journal. Certains ont même appelé à s’en prendre physiquement à l’équipe de la rédaction.
« Toutes ces menaces parce que nous avons publié une interview dans laquelle un chercheur osait critiquer la version officielle de l’histoire kurde concernant Mullah Mostafa Barzani », se lamente Ahmed Mira qui rapporte qu’en tant que citoyens du KRG, les journalistes de Lvin sont cessés être protégés par les autorités de la région.
Le 8 août, Ahmed Mira a annoncé avoir porté plainte contre Massoud Barzani en tant que président du KRG et leader du KDP, suite aux appels au meurtre diffusés par des organisations et médias proches du parti.
Article dénonçant les pratiques de corruption : le KDP porte plainte contre Rojname
Le 20 juillet dernier, l’hebdomadaire Rojname a publié un rapport dénonçant l’implication de l’Union patriotique du Kurdistan (PUK) et du KDP dans le trafic de pétrole à destination de la République islamique d’Iran. D’après ce rapport publié dans le numéro 591, les deux principales formations politiques du KRG auraient touché chacun 250 000 dollars par mois en pots-de-vin, alors même qu’un embargo sur les produits pétroliers a été imposé, par le Conseil de sécurité de l’Onu, dans le cadre des sanctions internationales contre l’Iran.
Suite à la publication de ce rapport, le KDP a porté plainte contre le journal, le 25 juillet 2010, demandant 1 milliard de dollars de dommages et intérêts, exigeant également la fermeture du média. « Cette plainte est un exemple de plus des efforts du KDP de museler les journalistes indépendants et de l’opposition. Les autorités ne veulent pas que d’autres voix s’expriment et se fassent entendre, notamment lorsqu’elles dénoncent la corruption et les rouages du système autoritaire », a déclaré Azad Chalak, rédacteur en chef du journal, à Reporters sans frontières.
« Nous avons tous les documents qui prouvent ce qui figure dans l’article. Il ne fait aucun doute que nous allons gagner », a ajouté Azad Chalak. A noter que le New York Times, dans son édition du 8 juillet 2010, avait été le premier à dénoncer les pots de vin touchés par le PUK et le KDP dans cette contrebande du pétrole.
Cette demande de dédommagement est la plus importante jamais exigée à l’encontre d’un média en Irak (et a fortiori au Kurdistan). En outre, le code de la presse en vigueur au Kurdistan irakien (datant de 2007) ne prévoit pas qu’un tribunal puisse fermer un média. Le montant maximum des dommages et intérêts fixé dans la loi est de 3 millions de dinars. Aussi le KDP a-t-il demandé à ce que le journal soit jugé en vertu de l’application du code pénal irakien de 1969.
Le procès s’est ouvert le 8 août 2010 devant un tribunal d’Erbil. Azad Chalak estime que ce procès est éminemment politique. Aussi les avocats de Rojname ont-ils demandé à ce que le procès soit jugé non pas à Erbil, mais à Suleimanieh, où est situé le siège du journal. « Nous avons des doutes sur l’indépendance des tribunaux d’Erbil. A Erbil, les juges ne peuvent pas rendre de décision sans feu vert du KDP. En aucun cas un tel procès ne pourra être considéré juste et équitable. S’il doit se tenir à Erbil, nous craignons pour notre vie. Aussi avons-nous demandé le transfert du dossier à Suleimanieh », explique le journaliste.
Le tribunal rendra son choix quant au tribunal compétent pour juger cette affaire le 23 août prochain.
En attendant, il semblerait que le KDP ait exercé des pressions sur le tribunal d’Erbil afin qu’il prononce une interdiction de voyager à l’encontre du rédacteur en chef et du journaliste qui avait écrit l’article, Sirwan Rasheed. Rojname a été fondé en juin 2007 par la société Wisha. Il est aujourd’hui la principale publication du mouvement Changement, formation politique d’opposition.
Descente à la rédaction de Hawdam Magazine
Les individus armés se sont présentés à la rédaction du journal Hawdam à Erbil, le 31 juillet dernier, disant avoir reçu l’autorisation du tribunal de perquisitionner les bureaux. « Ils n’ont pas été en mesure de nous présenter le document », a commenté Rekan Sabah, rédacteur en chef. A noter que ce magazine est considéré comme proche du PKK.
Reporters sans Frontieres