L’Osservatore Romano en italien du 27 novembre publie ce récit de Giovanni Preziosi qui rappelle ces événements dramatiques.
***
Après avoir mené à terme, avec succès, le ratissage et la déportation vers Auschwitz de 1022 juifs de Rome, le service spécialisé du capitaine Theodor Dannecker remonta rapidement la péninsule pour effectuer d’autres rafles-surprise analogues dans les principales villes italiennes, suivant les procédés expérimentés dans la capitale. Cependant, Dannecker étant tombé malade après la razzia dans le ghetto de Rome, la conduite des opérations passa aux mains de son adjoint, Alvin Eisenkolb, qui prit aussitôt pour cible Florence. La ville paya ainsi son tribut atroce à la Shoah en subissant deux ratissages les 6 et 26 novembre 1943.
Le 11 septembre, à peine trois jours après la proclamation de l’armistice, les Allemands occupèrent manu militari le chef-lieu florentin en déchainant immédiatement, avec la complicité du tristement célèbre Département des services spéciaux dirigé par le commandant Mario Carità, une féroce chasse à l’homme contre tous les juifs qui se trouvaient à Florence. Firent partie du lot aussi les réfugiés à peine arrivés des pays limitrophes occupés par les nazis, dans l’espérance, qui allait hélas se révéler vaine, que leur sort serait peut-être meilleur en Italie.
La législation antisémite adoptée par la République sociale italienne avait contribué à préparer la voie pour les rafles des SS. En effet, l’émission de la Carte de Vérone qui, au chapitre 7, considérait les juifs comme des « étrangers et membres d’une nation ennemie », décrétait leur internement dans des camps spéciaux prévus par le Ministère de l’intérieur. C’est ainsi que tous les juifs furent traqués, arrêtés et détenus aux Murate, à Santa Verdiana ou dans les différents camps d’internement comme celui de Villa Le Selve près de Bagno a Ripoli, avant d’être déportés vers les camps d’extermination nazis.
Face à la menace des persécutions antijuives, ayant appris de certains amis de la police et du Comité de libération nationale que les Allemands avaient demandé les listes de tous les juifs florentins, le Comité d’assistance pour les juifs, monté par le jeune rabbin chef de Florence, Nathan Cassuto, en intelligence avec Matilde Cassin, ne réussissait plus désormais à faire face seul aux demandes qui provenaient continuellement de la part de tous les réfugiés juifs. Il décida de s’adresser à la curie florentine, avec laquelle se nouèrent les premiers contacts par l’intermédiaire de Giorgio La Pira, qui habitait alors au couvent dominicain Saint Marc.
L’archevêque de Florence, le cardinal Elia Dalla Costa, chargea aussitôt le curé de Varlungo, don Leto Casini, et le père dominicain Cipriano Ricotti, d’aider le Comité d’assistance pour les Juifs (qui agissait comme le bras des aides internationales fournies par la Délégation pour l’assistance des émigrants juifs, la Delasem) pour mettre en sécurité les réfugiés juifs dans les différents monastères et instituts religieux du diocèse.
« C’est ainsi qu’un matin de la fin octobre 1943, écrit dans ses mémoires don Leto Casini, Mgr Meneghello présenta don Casini au Comité qui comprenait le rabbin de Florence, Nathan Cassuto, le Rag. Raffaello Cantoni, Giuliano Treves, Joseph Ziegler, d’origine hongroise, Kalberg, Matilde Cassin, les sœurs Lascar et deux autres personnes dont les noms m’échappent. D’autres encore ont été d’une grande aide, comme le père dominicain Cipriano [Ricotti], don Giovanni Simeoni et, naturellement, Mgr Meneghello qui, par l’intermédiaire du cycliste renommé Gino Bartali, réussit à se procurer les cartes d’identité falsifiées avec la machine Felix de la typographie de Luigi Brizi d’Assise, pour les juifs cachés dans les différents monastères de Florence.
Le Comité se réunissait tous les jours, continue don Leto, tant il y avait de problèmes urgents à régler. Le lieu des réunions changeait souvent pour éviter le risque d’être découverts. Dans la chapelle des Orafi, dans l’église des Saints Etienne et Cécile, don Casini réunissait chaque semaine les juifs de Florence pour s’informer de leurs nécessités et donner de l’argent à ceux qui en avaient le plus besoin. L’argent requis pour pourvoir aux innombrables nécessités – il fallait fournir la nourriture, le logement, les vêtements, les médicaments, les cartes d’identité (fausses, naturellement) à plusieurs centaines de personnes – était versé à don Casini par le comptable, Cantoni ».
Il y avait aussi, pour s’occuper de tout cela, un petit groupe de jeunes qui se réunissaient dans les locaux de la Librairie éditrice Fiorentina, pour procéder à la falsification des documents qui étaient ensuite distribués aux juifs. A ce moment-là, suivant à la lettre les directives données par le cardinal Dalla Costa, dans le chef-lieu florentin et ses environs, plus de vingt-et-un monastères et instituts religieux (sans compter les diverses paroisses) ouvrirent grand leurs portes pour offrir un refuge à plus de 110 juifs italiens et 220 étrangers.
Ce que nous racontons là a été confirmé ponctuellement par le témoignage du père Egidio, un moine âgé des carmes déchaux, par lequel nous apprenons que, dans les années 1943-1944, dans la bibliothèque du monastère San Paolino à Florence (là où, en 1936, le cycliste Bartali avait prononcé ses vœux de tertiaire carme), « se réunissait le Comité de libération nationale et deux jeunes d’origine juive restèrent cachés pendant quelque temps ». Grâce à ce réseau clandestin d’assistance très sophistiqué, qui pouvait s’appuyer sur une organisation éprouvée qui reliait (comme dans ce cas-là) la Delasem avec la curie de Gênes et de Florence, un certain nombre de juifs furent sauvés de la déportation ; ils furent cachés dans des monastères et dans des instituts ecclésiastiques comme la maison mère des franciscaines servantes de Marie, de Quadalto, un hameau de la commune de Palazzuolo sul Senio, dans la province de Florence, qui, fin septembre 1943, avait été ajoutée sur la longue liste à remettre aux juifs qui cherchaient refuge.
« Un nouveau sang a déjà commencé à être versé », écrivait le 15 septembre le chroniqueur du sanctuaire de Santa Maria della Neve. Les meilleurs citoyens sont mis à mort. Notre monastère aussi a été repéré par Son Eminence le cardinal [Dalla Costa] pour cacher les victimes des persécutions. Aujourd’hui est arrivé chez nous le professeur Levi. C’est un petit vieux qui a passé sa vie dans l’étude et l’école. Il est recherché parce que d’origine juive. Il s’est converti au catholicisme il y a plus de dix ans (…). Ses articles ont même été publiés dans L’Osservatore Romano. Notre Mère générale l’a accueilli très volontiers, tout en sachant qu’elle mettait sa vie en danger en se prêtant à ce genre d’action. La Bienheureuse Vierge Marie de Quadalto nous protègera parce que nous faisons une bonne action : nous protégeons les persécutés par amour de la justice ». En effet, ayant constaté personnellement la sécurité du lieu durant sa visite pastorale du 22 août, le cardinal Dalla Costa s’était adressé à la mère générale, sœur Teresa Serantoni, pour lui demander sa disponibilité à accueillir dans son monastère ceux qui risquaient leur vie à cause des persécutions nazies et fascistes. Il lui avait particulièrement recommandé le professeur Giulio Augusto Levi qui, à l’époque, comme l’a écrit Gentile, était considéré comme « un des meilleurs interprètes de la pensée léopardienne ». Malheureusement, à cause des lois raciales, on lui avait retiré en 1938 la chaire de littérature italienne au lycée Galilée de Florence, le condamnant à la clandestinité avec sa famille.
Fin septembre 1943, de nombreuses personnes commencèrent à affluer à Quadalto, au sanctuaire de Santa Maria della Neve, pour trouver refuge, surtout des juifs, parmi lesquels Eugenia Levi, la plus jeune fille de l’éminent critique littéraire, bien que, comme l’écrivait le chroniqueur, « le nombre des juifs accueillis grandissant, la probabilité qu’ils soient découverts augmentait, et en conséquence le risque que notre bonne Mère générale soit arrêtée et condamnée ».
Le 17 octobre, aussitôt après l’annonce de l’atroce razzia qui venait d’avoir lieu dans le ghetto de Rome, la femme du professeur Levi et son autre fille, Sara, rejoignirent Eugenia et son père. Cependant, à peine arrivées, elles apprirent que, par précaution, ceux-ci avaient quitté le monastère pour se rendre auprès du prieur de Mantigno, don Primo Grandi. En effet, il s’était passé que, le 10 octobre, de manière imprudente, Levi et Eugenia avaient été vus à l’église et qu’aussitôt des bruits avaient couru qu’il y avait, au monastère, un vieil homme avec une demoiselle. Craignant une délation prévisible, il avait donc paru opportun de les transférer chez le prieur de Mantigno qui, avec la comtesse Strigelli et ses fils, se prodiguait pour cacher des Anglais et des personnes recherchées par les nazis-fascistes.
zenit