C'est ce qu'affirme Mohammad Al-Sammak, conseiller politique du grand mufti au Liban, dans ce témoignage accordé à ZENIT.
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Pour la première fois après 34 ans d'interruption, un train a franchi les portes du Vatican. C'était le 24 janvier 2002. La gare du Vatican étant sans électricité, il a fallu activer un train spécial à locomotive pour traîner le train du pape jusqu'à la première station électrique de Rome, qui se trouvait 2 kilomètres plus loin environ.
Il avait fallu préparer six wagons pour transporter le pape et ses invités – et j'étais l'un d'eux – jusqu'à Assise, au tombeau de saint François, le tout premier chrétien à être entré en débat théologique avec des Oulémas musulmans. C'était pendant la guerre des francs – les croisades – à Damiette en Egypte. Et c'est probablement pour cette raison que le pape défunt a choisi Assise pour lancer en 1986 son initiative mondiale de dialogue entre les religions. C'est de là-bas aussi qu'il a voulu consacrer cette initiative en 2002. Et le pape actuel, Benoît XVI, prépare en ce moment une rencontre de dialogue en souvenir de cette initiative.
A Assise, Jean Paul II a lancé un appel à toute l'humanité, affirmant que « le plein rétablissement de l'ordre moral et social brisé, passe par une harmonisation entre la justice et le pardon, car les piliers de la vraie paix sont la justice et cette forme particulière de l'amour qu'est le pardon ». Et en s'inspirant du prophète Isaïe, le pape a dit que « la paix en vérité c'est faire valoir la justice ».
Selon le pape défunt « le terrorisme est fils d'un fondamentalisme fanatique, qui naît de la conviction de pouvoir imposer à tous l'acceptation de sa propre conception de la vérité. Alors qu'au contraire, à supposer même que l'on ait atteint la vérité – et c'est toujours d'une manière limitée et perfectible -, on ne peut jamais l'imposer à d'autres. Le respect de la conscience d'autrui, dans laquelle se reflète l'image même de Dieu permet seulement de proposer la vérité aux autres, auxquels appartient ensuite la responsabilité de l'accueillir. Prétendre imposer à d'autres par la violence ce que l'on considère comme la vérité signifie violer la dignité de l'être humain et, en définitive, porter atteinte à Dieu dont il est l'image ».
La première fois que j'ai rencontré Jean-Paul II c'était en 1987 lors de sa visite officielle à Malte. C'était la première fois qu'un pape visitait cette île nation. A ce moment-là je participais à un congrès international dans la capitale, La Valette. L'archevêque de la ville m'a présenté au pape avec d'autres participants qui provenaient soit de pays arabes soit de pays occidentaux. A peine l'archevêque eut-il prononcé mon nom et celui de mon pays de provenance, le pape prit ma main dans les siennes et me dit : « du Liban ?… et que faites-vous pour le Liban ? » et ma réponse immédiate fut : « Et vous, que faites-vous pour le Liban ? ».
A cette époque-là, la guerre civile au Liban était dans une de ses phases de destruction. Les victimes tombaient en pleine rue, les maisons s'écroulaient sous la violence des bombardements, et les fermes brûlaient avec tout ce qu'il y avait dedans, bétail et récoltes.
Le pape fut surpris par ma réponse, et le visage un peu rougi me répondit : « Vous verrez ce que nous ferons pour le Liban… mon fils, le moment n'est pas venu d'en dire plus ».
Sept ans après cette rencontre, en 1994, un synode spécial pour le Liban fut convoqué au Vatican, voulu par le pape qui insistait pour que des représentants de toutes les confessions musulmanes au Liban y participent, et pas seulement comme observateurs, mais comme participants à part entière. Cette invitation était une nouveauté absolue dans l'histoire des synodes au Vatican. Aucun musulman n'avait jamais été invité jusqu'ici à participer à un synode spécial pour l'Asie ou pour l'Afrique.
A la séance d'ouverture, je me suis approché du pape et lui ai demandé : « Vous souvenez-vous de notre conversation à Malte ? ». Il me répondit : « Quelle conversion ? »
Je lui répondis : « celle sur le Liban ». Immédiatement, ses yeux se sont mis à briller et il m'a serré la main en me disant : « C'est vous ! Je ne me souviens pas de votre nom. Pardonnez-moi. Mais je n'ai jamais oublié cette rapide conversation. Je suis très heureux de la participation musulmane au synode. Et je suis particulièrement heureux de vous voir ici avec nous ».
Le synode pour le Liban a duré un mois entier, et j'y ai participé pendant trois semaines. Je rencontrais le pape deux fois par jour, une fois le matin et une fois l'après-midi. Et à chaque fois il se montrait très affectueux et très aimable.
Lors d'un dîner privé dans ses appartements, au Vatican, où nous étions seulement huit, je fus surpris d'une très noble initiative du pape qui avait insisté pour qu'il y ait de l'eau et du jus d'orange sur la table, par respect pour notre sensibilité islamique.
Un vendredi, lors du synode, j'ai fais passé une note écrite au secrétaire général du synode, le cardinal Schotte, l'informant que j'aurais quitté la salle du synode pour me rendre à la mosquée, demandant à ce que mon absence des rencontres ce jour-là ne soit pas mal interprétée.
Le cardinal avait acquiescé exprimant son accord, mais aussitôt après, il avait jugé bon de faire part du contenu de la note au pape qui était assis à côté de lui, et, après un bref échange de paroles avec le Saint-Père, il s'était approché du micro et avait informé les participants du contenu de la note, ajoutant : « Le Saint-Père souhaite que nos hôtes musulmans (et nous étions trois, avec le juge Abbas Halabi représentant de la confession druze, et Saed El-Maula, représentant du conseil suprême chiite) prient pour la bonne réussite du synode ».
C'était un geste inouï à tous les niveaux. Le pape, chef de l'Église catholique, qui demande à un musulman de prier pour la réussite d'une rencontre chrétienne, réunie au Vatican sous la présidence même du pape et en présence de nombreux cardinaux, patriarches et évêques !
Pendant le dîner dont je parlais tout à l'heure, Jean-Paul II m'a raconté l'histoire de la construction de la mosquée et du centre islamique de Rome. Il m'a dit que le maire de la capitale italienne était venu le voir avec une lettre officielle des ambassadeurs des nations islamiques reportant leur désir commun de construire une mosquée, et lui avait demandé son avis. Non seulement le pape avait donné son accord, mais il avait demandé au maire d'offrir le terrain pour y construire la mosquée et le centre culturel gratuitement.
Et quand il s'est rendu au Liban en mai 1997, où il a présenté l'exhortation apostolique, fruit ultime des travaux du synode spécial pour le Liban, il a consacré toute son attention sur l'unité nationale entre les musulmans et les chrétiens, insistant sur l'importance de renforcer les liens entre arabes musulmans et chrétiens, et sur le rôle particulier que devraient jouer les chrétiens libanais pour ressouder ces liens. Ce jour-là, il déclara que le Liban était plus qu'un pays, qu'il était un message. Et que nous revenait à nous Libanais, le devoir d'être à la hauteur de ce noble message.
Concernant les relations islamo-chrétiennes de manière générale, le pape a fait plusieurs démarches qui ont jeté des ponts de compréhension réciproque et de fraternité sans précédents. Pensez, par exemple, qu'il avait pour principe général de ne jamais faire le lien entre aucune religion et le terrorisme. Imaginez s'il n'avait pas invité à une rencontre islamo-chrétienne de haut niveau au Vatican pour déclarer que la religion – toute religion – était séparée du terrorisme. Et que l'islam donc n'est pas source de terrorisme. Imaginez s'il avait fait le contraire, assumant les positions de certains pasteurs du sionisme messianique aux Etats-Unis comme Jerry Followell, Franklin Graham, Batt Robertson, Hall Lindsay et d'autres… Imaginez s'il s'était tout simplement tu, et que son silence ait été interprété comme une confirmation tacite. Où en seraient les relations islamo-chrétiennes aujourd'hui ?
Imaginez si le pape ne s'était pas opposé à la guerre anglo-américaine contre l'Irak. Imaginez s'il n'avait pas dit que celle-ci était immorale et injustifiée. Imaginez si, au contraire, il s'était prononcé comme le voulaient Washington et Londres. Que serait-il arrivé aux relations islamo-chrétiennes ?
Il est triste et honteux que, malgré tout cela, les chrétiens au Moyen-Orient, mais surtout les chrétiens en Irak, soient agressés et persécutés. Même lorsque l'ancien président américain Georges Bush a dit que la guerre en Irak était une nouvelle croisade, le pape a réaffirmé que celle-ci était contraire aux valeurs chrétiennes.
Pendant un quart de siècle il s'est prodigué à réaliser les recommandations du Concile Vatican II, qui sont devenues des principes phares pour la vie de l'Église, surtout au niveau des relations entre les catholiques et les autres religions et confessions. Jean-Paul II est à l'origine de nombreuses initiatives qui ont jeté des ponts de respect mutuel avec les fidèles des autres religions.
Le pape défunt nous a laissé un précieux héritage auquel nous devons rester fidèles et auquel nous ne pouvons tourner le dos, que nous ne pouvons pas jeter aux oubliettes. Une manière de lui être fidèles est de continuer à collaborer ensemble, chrétiens et musulmans, au Liban, dans le monde arabe et dans les diverses sociétés en Orient et en Occident, afin que nos relations puissent grandir sur les bases de l'amour et du respect réciproque. Je crois que Jean-Paul II avait compris, avec une profonde spiritualité, la phrase du Christ dans l'Évangile de Jean : « J'ai encore d'autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie » (10,16). Il avait compris, grâce à sa foi pure, le sens de l'existence d'autres brebis, soit l'existence de l'autre, et le sens des nuances dans la foi en un Dieu unique. Ainsi, son ouverture à l'autre et son respect étaient chez lui l'expression de son acceptation de la diversité et de son respect pour la variété. Voilà comment il a ouvert une nouvelle page éclatante de l'histoire des rapports islamo-chrétiens, y apposant sa signature spécifique de l'amour. Aujourd'hui encore nous avons besoin de lire cette page et de nous enrichir de tout ce quelle renferme de spiritualité et d'amour !
La santé du pape n'était pas toujours bonne. Il ressentait souvent les effets d'un accident qu'il avait subi durant son travail dans une mine en Pologne, quand il était encore jeune. Puis il a eu deux fractures à l'épaule et à la jambe alors qu'il faisait du ski. Et puis il a eu une grave maladie aux intestins et une autre maladie aux articulations. Mais il avait combattu avec succès tous ces maux jusqu'à ce que la maladie de Parkinson ne le frappe. Sans aucun doute, l'attentat qu'il a subi de la part d'un jeune turc travaillant pour les services secrets bulgares, à l'époque du communisme, a augmenté les effets négatifs de toutes ces maladies. Les mesures de sécurité furent dès lors renforcées lors de ses déplacements et visites internationales, mais lui atténuait la portée de ces mesures en disant : je n'ai pas été l'objet d'attentats mis à part sur la Place Saint-Pierre ! Et il avait reconnu être sorti vivant de cet attentat grâce à Notre-Dame Maryam (la Vierge Marie, ndt). C'est la raison pour laquelle il s'est adressé à elle à travers une très belle prière de remerciements au sanctuaire de Fatima au Portugal.
Chaque fois que je viens en visite à Rome, je me rends sur sa tombe au Vatican, je m'arrête pieusement au pied de celle-ci et je dis : Pardonnez-moi, monsieur. J'ai vu ce que vous avez fait pour le Liban … mais j'ai honte de vous raconter ce que nous avons fait nous.
[Traduction : Robert Cheaib, Isabelle Cousturié]zenit