À chaque période de l’histoire, les visions de Jean ont inspiré les artistes. Une succession d’épreuves qui, comme le montre un bel ouvrage sur la tapisserie de l’Apocalypse d’Angers, annonce aussi l’Espérance
L’éditrice Diane de Selliers a eu l’idée de déployer cet immense chef-d’œuvre de la fin du Moyen Âge, non pas à l’endroit, dans ces tons un peu fanés que les visiteurs peuvent admirer au château des Ducs d’Anjou, mais sur son revers. Là où l’ouvrage a été préservé au fil des siècles à l’abri du soleil, dans sa fraîcheur originelle. Tissé sans nœuds, ni fils de reprise, ce « dos » offre un miroir quasi-parfait des scènes livrées, en 1382, au frère de Charles V.
Pourquoi aujourd’hui se plonger dans ces images et, avec elles, dans l’un des textes les plus compliqués de la Bible, ce cheminement ésotérique où foisonnent les nombres, les créatures fantastiques et les catastrophes ? Pourquoi se perdre dans cette forêt de signes où, de l’aveu même de saint Jérôme, « il y a autant de mystères que de mots » ?
Ce texte parle en temps de crise
L’Apocalypse de Jean décrit « la réalité de notre monde envahi de haines, de brutalités » et « ce caractère eschatologique, relatif aux fins dernières de l’homme, se prolonge par le message d’un renouveau », répond l’historienne d’art, Paule Amblard, qui a commenté chaque scène.
Écrites à la fin du Ier siècle de notre ère, dans la foulée des apocalypses juives, les visions de l’exilé de Patmos s’adressaient d’abord aux sept Églises d’Asie mineure, persécutées par Rome. Mais leur portée est bien plus vaste. Ce qui justifia, au IIe siècle, leur intégration dans le canon biblique.
Ce texte, annonciateur d’espérance, nous parle en temps de crise. L’histoire de l’art en atteste, les images de l’Apocalypse ressurgissent ainsi à chaque période de trouble, comme un réservoir inépuisable avec leurs quatre cavaliers, la femme et le dragon, la chute de Babylone, les anges sonneurs de trompe, la bête de la mer, l’étoile Absinthe ou Jean mangeant le Livre…
Un journal d’actualités
Le XIVe siècle qui voit naître la tapisserie d’Angers est celui de la guerre de Cent Ans et de la Peste noire (1348) qui décima un tiers de la population en Europe. On y croise des soldats en cotte de maille, cinq villes détruites avec leurs remparts crénelés et leurs toits d’ardoise et le squelette rieur de la grande faucheuse. C’est un journal d’actualités.
Pourtant, à peine un demi-siècle plus tard, en 1432, une autre Apocalypse revient, elle, paisible et lumineuse. L’Agneau mystique, des frères van Eyck, règne sur un jardin paradisiaque couronné des flèches de la Jérusalem céleste. Au rouge du sang versé qui a coloré l’autel et les manteaux des bienheureux répond le vert intense de la prairie, synonyme d’espérance.
On y retrouve la sérénité des premières mosaïques chrétiennes où trône l’Agneau, entouré des quatre vivants.
La folie des guerres du XXe siècle fait retrouver ses spectres
Une quiétude que renverseront, dès 1496-98, les Quatre cavaliers de l’Apocalypse gravés par Dürer, témoins d’une foi à nouveau tourmentée. La postérité de ces images dans tout le monde de la Réforme conduira-t-elle l’Église à s’en défier en retour, comme d’une critique voilée ?
Hormis l’Ouverture du cinquième sceau, peinte en 1610 par El Greco, les artistes semblent délaisser le livre, pendant plus de trois siècles. Il faut attendre la folie des guerres du XXe siècle pour retrouver ses spectres sous le pinceau d’un Dali, d’un Picasso (Guernica) ou encore d’un Jean Lurçat qui réinterprète la tapisserie d’Angers, après Hiroshima.
«La succession d’épreuves ressemble à celle de nos vies»
Et aujourd’hui ? D’Apocalypse Now filmé par Kubrick à Apocalypto de Mel Gibson en passant par la trilogie romanesque Millénium ou la dernière chorégraphie d’Angelin Preljocaj, les traces du texte biblique ont envahi tout le champ artistique. « Cela traduit les peurs de notre époque où l’homme se sent dépassé par l’ampleur des crises économiques, écologiques. Mais l’on ne retient que des fragments ponctuels et terrifiants de l’Apocalypse en oubliant qu’elle offre un cheminement vers la lumière divine », observe Paule Amblard.
Saint Augustin, au Ve siècle, déjà, avait rompu avec une analyse purement historique du texte pour y déceler d’abord un combat spirituel, celui que chaque homme doit livrer avec lui-même pour retrouver ce « royaume de Dieu (qui) est au milieu de nous » (Lc 17,21). « Je me situe dans cet héritage », affirme l’historienne d’art, qui a raconté, dans un précédent livre son propre « pèlerinage intérieur ».
« Ces mondes qui s’écroulent dans l’Apocalypse sont ceux de nos illusions. Ces bêtes qu’il faut vaincre sont nos pulsions et nos peurs. La succession d’épreuves ressemble à celle de nos vies, confrontées à la maladie, à la mort. Mais c’est dans ces moments de troubles que l’homme est invité à se renouveler pour s’ouvrir à la transcendance. » Dans la divine forêt de l’Apocalypse , chacun peut se perdre. Et se retrouver.
Sabine GIGNOUX la-croix.com |