A l’occasion de la Visite ad limina des évêques de la région italienne des Abruzzes‐Molise au Conseil pontifical pour la famille (CPF), Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto, a fait part de ces réflexions sur la signification du mariage chrétien dans le monde d’aujourd'hui et sur l’action pastorale de l’Église en faveur des familles et de la vie.
Cette première partie de l’entretien a été publié sur le site www.familia.va . Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation du CPF. La seconde partie sera publiée le 28 Janvier prochain.
CPF – La famille est caractérisée par des liens forts (uniques, indissolubles) entre les conjoints et des conjoints avec les enfants. Des liens forts entre les genres (masculin‐féminin) et entre les générations (parents‐ enfants). La société et la culture semblent cependant être caractérisées par une sorte de fragilité, de « liquidité » des rapports et des relations. Tout cela conduit souvent à des « étincelles » et à d’âpres confrontations. Quelle est votre opinion? Comment trouver – encore une fois – la possibilité d’un dialogue constructif?
Mgr Bruno Forte – Je commencerais par définir notre société moderne comme une « modernité liquide »: cette définition est du sociologue anglo‐polonais juif Zygmunt Bauman. Et Bauman définit ainsi la liquidité : ce n’est pas l’absence de certitudes ou de vérités, il y en a déjà trop ; et vu qu’elles sont nombreuses, chacun de nous absolutise son propre point de vue, son propre univers. Cela signifie qu’il y a un manque d’horizons communs, de rêves ou d’espoirs en mesure d’unir, d’embrasser, comme cela était le cas dans le vieux monde des idéologies, de ces grands récits qui, tout en étant en opposition les uns aux autres, réalisaient l’unification des différences. Maintenant, paradoxalement, dans cette société liquide, nous ressentons le besoin d’instaurer des liens qui soient réels, des liens qui l’emportent sur la liquidité, sur la fragilité de l’instant. C’est pourquoi l’Évangile de la famille, ainsi que le propose la foi de l’Église, est à la fois inquiétant et subversif en raison de cette perception généralisée de la liquidité, mais est aussi un Évangile d’espérance, une Bonne Nouvelle contre la solitude. Il s’agit de parier sur le fait qu’il est tout à fait possible de créer des liens réels dans la vie, des liens qui sont fondés sur une alliance d’amour éternel, et que cela n’est naturellement pas possible grâce aux seules forces humaines, mais résulte d’un appel et d’un don qui vient du haut. C’est précisément pour cette raison, qu’il me semble que dans la société liquide, la proposition de la famille, ce tout d’un amour possible et impossible réalisé dans le fragment de la vie d’un couple et d’une relation conjugale‐parentale, est un authentique Évangile.
Le mariage est un sacrement, la présence réelle du Christ parmi les conjoints, dans la famille, dans l‘Église et dans la société. Cette présence est‐elle encore aujourd’hui visible? Quelle est la valeur existentielle du sacrement du mariage?
Le mot sacrement, comme nous le savons, est la traduction latine du grec néotestamentaire mysterion, qui raconte la gloire cachée et révélée sous les signes de l’Histoire: l’œuvre de Dieu au temps des hommes. Ainsi, en parlant justement de la famille et du mariage comme sacrement, nous nous référons à trois horizons majeurs. Tout d’abord, celui de l’origine : la famille ne naît pas simplement d’une convergence d’intérêts humains, mais elle est plutôt une réponse à un appel qui provient de l’éternel. C’est, en quelque sorte, une vocation qui puise dans le mystère même de l’amour éternel de Dieu. C’est l’origine divine de la famille que le sacrement indique tout d’abord. Deuxièmement, le sacrement nous fait comprendre que la relation nuptiale est à l’image et à la ressemblance de Dieu, que la Trinité, cette relation d’amour des trois qui sont un, n’est pas seulement l’origine, mais aussi la cause exemplaire, formelle, des liens familiaux. Et comme dans la Trinité les trois sont distincts dans l’unité, ainsi dans la vie familiale, selon une analogie naturellement faible comme l’est la faiblesse humaine mais forte par la grâce de Dieu, les deux êtres et leur fertilité procréatrice sont le signe d’une unité qui doit être construite tous les jours, mais qui est aussi donnée d’en haut et est l’image de la Trinité. Et, enfin, la Trinité comme destin: la famille est en chemin, comme tous les êtres humains, vers une patrie, c’est‐à‐dire vers un horizon large de significations. Nous ne sommes pas jetés vers la mort ou précipités vers le néant, nous sommes des mendiants du Ciel, et dans la conception chrétienne, la famille représente le fait de vivre ensemble ce chemin vers la patrie. Ces deux êtres en question se promettent non seulement une fidélité et un amour réciproques mais ils parient aussi ensemble vers un horizon de signification, d’espérance et de beauté, qui est l’horizon de Dieu. Pour toutes ces raisons, insister sur le caractère sacramentel de la relation nuptiale me semble crucial, et qui plus est aujourd’hui, dans la liquidité dont nous parlions auparavant, dans la fragilité, dans le manque d’horizons et de racines fortes, il est donc plus que jamais nécessaire de trouver des ancres sur lesquelles construire une relation durable, stable et qui est, justement pour cela, la source de la vérité, de la beauté et de la paix.
Dans le mariage a lieu et s’extériorise la merveille de la différence. Le mariage est un mystère de communion et de différence. Comment peut‐il être plus visible dans la communauté ecclésiale, mais aussi dans celle interculturelle?
Le paradoxe de l’amour, qui se révèle pleinement dans le mystère chrétien, c’est que l’unité et la communion ne s’opposent pas à la diversité et à la différence. Je crois que l’Évangile trinitaire a, en ce sens, une fécondité extraordinaire concernant tous les aspects de la vie, mais spécialement la vie relationnelle du couple et de la famille. Cela signifie deux choses : d’un côté que dans la famille, tout le monde doit être lui‐ même, il ne doit pas y avoir de confusion des rôles et des identités – il y a un père, une mère et des enfants – et il ne s’agit pas là de mots vides mais de mots qui impliquent certainement une réciprocité et également une identité féconde. Nous avons besoin de mères qui engendrent la vie, qu’elles soient capables d’avoir ce sixième sens, cette compréhension de l’autre – à commencer par l’enfant, bien sûr, mais aussi par le conjoint – une compréhension qui est aussi non verbale, et pas seulement conceptuelle. Nous avons besoin d’un père qui soit en quelque sorte dans cette relation de réciprocité, le point de référence génératif et orientatif de la vie. Nous avons besoin d’enfants qui soient l’expression de cette fécondité et qui sachent aussi comment se comporter avec leurs parents dans une relation qui est de profonde communion mais aussi de distinction, et qu’ils soient donc en mesure de vivre leur histoire selon leur vocation, leur liberté. Mais tout cela ne doit pas être préjudiciable à la communion : la famille est un lieu de dialogue et d’acceptation mutuelle. Je comprends que parler de cette manière alors qu’il y a tant de situations critiques peut sembler utopique mais, dans un certain sens, comme le disait Emerson : « les innocents ont fait des choses impossibles car ils ne savaient pas qu’ils étaient tels » ; c’est‐à‐dire que si nous n’avons pas un regard ouvert à la promesse de Dieu et fondé sur sa proximité, sur sa fidélité – mais qui ose toutefois remettre en question, justement pour cette raison, les attitudes de renoncement et de reploiement sur soi – nous ne réussirons jamais à construire une vie de beauté en mesure de réaliser la personne humaine et la communauté familiale selon ce qui est justement le dessein de Dieu.
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