Mais surtout, « son style de pensée » est libéré de ce qui favorise les extrémismes de la pensée : un « débordement de l’affectif qui empêche de raisonner la tête froide », estime le philosophe.
Le philosophe français Rémi Brague, lauréat du « Prix Ratzinger 2012 » (cf. Zenit du 28 septembre 2012), a accordé cet entretien à Zenit.
Zenit – En vous présentant au Vatican, le cardinal Ruini a parlé d'« un vrai philosophe » et d’un « grand historien de la pensée et de la culture » : en quoi est-ce que philosophie et histoire s'enrichissent mutuellement dans votre expérience ?
Rémi Brague – Je laisse au cardinal Ruini, qui a, je crois, beaucoup fait pour que je sois désigné pour ce prix, la responsabilité de ses éloges, qui me flattent extrêmement. Le mot « philosophe » est démonétisé en France. Il y désigne avant tout un type de beau gosse capable de prendre un air pénétré pour asséner des banalités à la télévision. Je rêve d’un équivalent de l’Ordre des médecins qui surveillerait la profession de philosophe. Il existe bien un délit d’exercice illégal de la médecine… Mais quand il s’agit de l’esprit des gens, on laisse n’importe qui l’empoisonner.
J’ai donc préféré me désigner comme « professeur de philosophie », ce qui est, tout à fait objectivement et platement, mon métier. Mais je n’ai jamais étudié l’histoire, et ne suis pas digne du titre d’« historien » dont on m’affuble parfois. C’est parce que je fais de la philosophie que je me suis senti obligé de faire aussi de l’histoire de la pensée, voire des idées ou des sensibilités. Il m’a semblé qu’il fallait remonter à l’origine des idées pour montrer à quoi elles aboutissent, presque spontanément, simplement en déployant les conséquences dont elles sont grosses.
Vous êtes récompensé par le Prix Ratzinger : qu’est-ce qui vous semble essentiel dans la pensée de Joseph Ratzinger pour surmonter ce temps de crise marqué aussi bien par le nihilisme que par le relativisme, l’individualisme, l’hédonisme… ?
Tout d’abord, c’est une vraie pensée, bien charpentée, informée par une vaste culture, servie par une réflexion solide, et exprimée clairement, souvent de manière imagée. Le contenu en est fort classique : un théologien, surtout s’il est évêque, n’a pas à être original, mais à présenter la foi de l’Eglise de la façon la plus intelligente et convaincante possible.
Cela ne contraste pas seulement avec tous ces « -ismes » que vous égrenez. Je ne nie pas la pertinence de ces catégories, ni le danger de ce qu’elles désignent. Le pape ne se lasse pas de les montrer du doigt. Mais son style de pensée jure surtout avec ce qui favorise tous ces « -ismes » et leur permet de mordre en dehors des cercles intellectuels : un débordement de l’affectif qui empêche de raisonner la tête froide. Regardez les médias : si vous réussissez à faire verser une larme sur vous, ou à faire croire que votre adversaire est un vilain sans cœur, vous avez gagné. On se demande si la foi et la raison sont compatibles. Mais commençons par nous demander si la raison, comme la foi d’ailleurs, ne sont pas d’abord menacées par cette affectivité dégoulinante.
Au moment où Benoît XVI tient à ce que l’Eglise propose aux non-croyants de dialoguer avec elle (le Parvis des gentils), il semble que la philosophie retrouve ses lettres de noblesse en terre catholique, après une période de délaissement où elle était parfois réduite à un « instrument » de passage pour pouvoir accéder à la théologie. Partagez-vous cette analyse ?
En fait, la formule selon laquelle la philosophie aurait été la servante de la théologie — ancilla theologiae, pour les gens qui ont un peu de latin — traduit peut-être le rêve de certains théologiens, mais n’a jamais correspondu à la réalité. Même au Moyen Age, les facultés des « arts » et de théologie étaient distinctes, et les « artiens » élaboraient des échafaudages de concepts qui n’avaient pas toujours une pertinence théologique. Et les mêmes personnes pouvaient écrire de la philosophie et de la théologie sans mélanger les genres. Regardez Thomas d’Aquin quand il commente Aristote. Ou même, dans sa Somme (pourtant) théologique, par exemple quand il traite des passions ou des vertus…
Il est vrai que nous avons connu et connaissons encore deux écueils. Commençons par nous en garder.
D’une part, l’idée qu’il existerait une orthodoxie en philosophie. Il y en a une quant au dogme, et c’est très bien. Mais en philosophie, il n’existe que le vrai et le faux. Or, on a voulu régler des questions philosophiques à coup de condamnations, ce qui a paralysé pas mal de penseurs au XIXe et encore au XXe siècle.
D’autre part, l’anti-intellectualisme. Pas chez les gens simples, qui savent bien qu’il faut parfois un vocabulaire technique : ils ne comprennent pas toujours leur médecin, moins encore celui qui répare leur portable… Ce qui est agaçant, c’est l’anti-intellectualisme de gens qui ont fait des études. Ils disent : « tout cela, c’est cérébral » pour faire passer leur pensée, pas moins cérébrale, mais simplement plus faible…
Les évêques européens réunis la semaine passée à Saint-Gall ont diagnostiqué comme racine de la crise financière et économique du continent une crise anthropologique. Comment revenir à une pensée sur l’homme qui intègre toute son humanité ?
L’Occident vit dans une étrange contradiction. Tout le monde se gargarise avec les droits de l’homme, et leur souhaite une portée universelle. Ou avec la « dignité humaine », pavillon fort estimable pour des marchandises souvent frelatées, comme la prétendue euthanasie. Mais en même temps, les media répercutent avec une joie mauvaise toutes les découvertes « prouvant » que l’homme n’est guère plus qu’un singe un peu veinard. Sans compter les accusations (en partie vraies, d’ailleurs) qui voient en lui l’animal le plus dangereux pour l’environnement, jusqu’à souhaiter son extinction. Il faudra commencer par se donner les moyens d’affirmer l’homme, avant d’essayer de construire une anthropologie.
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