Ce n’est pas la première intervention du patriarche Raï – et ce ne sera pas la dernière – sur le thème de la réconciliation, sur la nécessité pour les maronites, et les Libanais en général, de dépasser les haines, les rancunes de la guerre et la soif du pouvoir, et de laisser de nouveaux sentiments s’épanouir en eux et élargir leur cœur. Il s’adresse aux cravates orange aussi bien qu’aux rosettes métalliques. Il parle clair et net, tout en ménageant les sentiments de fidèles écartelés entre la douce nostalgie et l’amertume pour un pays dont beaucoup se sont sentis littéralement chassés; un pays que la guerre avait rendu inhabitable et qui le redevient petit à petit, à mesure que se prolonge l’animosité verbale qui y fait rage.
« Nos querelles sont transmises live ici, commente l’entrepreneur et promoteur immobilier Alexandre Salameh, ancien candidat aux législatives canadiennes sous la bannière du Parti conservateur, l’un des organisateurs de la visite à Montréal. Mais ici, enchaîne-t-il, les enjeux ont changé. La diaspora est contaminée par un virus qui, à l’origine, fait partie des causes mêmes qui ont poussé certains au départ. Arrivé au Canada, l’émigré est à nouveau conditionné par la problématique qui a contribué à le chasser du Liban. Tout est pensé et décidé pour lui au pays. Il a perdu tout pouvoir d’appréciation et de décision. Il s’est constitué prisonnier volontaire. »
Le rêve canadien
« Le sol est fertile et la graine est bonne. » C’est encore le patriarche qui parle. Cette fois, c’est du rapport dynamique qui s’est établi entre le Canada et des Libanais : un Canada où la communauté d’origine libanaise semble avoir réussi, et où les success stories ne sont pas rares. Pour les Libanais, il y a désormais un rêve canadien comme il y a un rêve américain. Camille Nassar possède aujourd’hui la société financière où il était entré sans salaire ; la chaîne de magasins d’alimentation Amir, associée à la chaîne de supermarchés Metro, est désormais en partie libanaise ; Farhat Farhat, qui a gagné 3 millions de dollars au Loto, a accordé un don substantiel à l’église Saint-Charbel de la lointaine mais dynamique Edmonton, dont le nouvel autel a été dédicacé par le patriarche.
Parlant devant la communauté libanaise de cette ville du bout du monde où l’a conduit le jet privé mis à sa disposition, pour une visite de moins que 24 heures, le patriarche ne cache pas son admiration pour ce que le stable, démocratique et pluraliste Canada a permis à des Libanais entreprenants et audacieux de réaliser. Bien sûr, les laissés-pour-compte qui survivent avec de petits boulots existent. Bien sûr aussi, le patriarche s’inquiète du nombre d’immigrants qu’il rencontre sur sa route – il ne reste plus personne dans nos montagnes, s’exclame-t-il – mais, en même temps, il a le mot qu’il faut pour déculpabiliser ceux qui se sentent bien là où ils sont. Il sait combien certains sont à l’étroit dans le pays, et les limites de son marché de l’emploi. « Le Canada est votre seconde patrie », n’hésite-t-il pas à lancer aux convives présents à Toronto, tout en leur recommandant de ne pas rompre leurs liens avec leur foi et leur appartenance juridique au Liban, à travers la nationalité. Il ne manque pas une occasion, à ce sujet, de référer ses auditeurs aux efforts de la Fondation maronite dans le monde, présente à tous ses voyages, pour défendre cette appartenance. Mais, en même temps, il a conscience que l’avenir de l’Église maronite se joue aussi bien, mais d’une autre façon, au sein de la diaspora qu’au pays.
Un immense pays
Car le Canada est un immense pays sous-peuplé dont certaines régions ont désespérément besoin de forces vives, de jeunes. À Halifax, le Premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Darrell Dexter, qui assistait à un petit déjeuner au domicile du consul honoraire du Liban, n’a pu s’empêcher de le dire.
C’est sur ce contexte que se greffe aussi la visite pastorale. Elle soulève l’enthousiasme et les espoirs de la partie de la population restée la plus proche du Liban traditionnel. Elle fait vibrer la fibre maronite, en faisant miroiter la possibilité de pouvoir jouir du meilleur des deux mondes : le Canada de la prospérité et de la sécurité, et le Liban de la famille et de la convivialité. Des mères de famille ont eu les larmes aux yeux en apprenant que l’ordre libanais maronite, présent à Montréal à travers le couvent Saint-Antoine, ancienne synagogue reconvertie en église, allait bientôt lancer une école secondaire à Montréal. L’enjeu est de taille. Il s’agit de réussir aussi bien le processus d’intégration au Canada, que de préserver une identité chrétienne orientale dans cet immense pays d’accueil où la foi en Dieu court de grands risques d’être laminée, tant les courants contraires sont forts, aussi bien dans les écoles que dans les médias, avec la montée inquiétante d’une islamophobie étrangère à la culture libanaise.
À tous les égards, et aussi rapide soit-elle, la visite pastorale du patriarche, secondée par un accueil officiel cordial des autorités canadiennes et de l’Église catholique romaine du Canada, semble intervenir à un moment crucial de l’évolution de la communauté maronite. L’Église maronite doit la cueillir à temps, si elle souhaite qu’elle ne se noie pas comme d’autres, dans un culte du souvenir nostalgique et fané. Un vigoureux effort d’évangélisation et d’ouverture aux jeunes de la seconde génération est indispensable pour préserver le patrimoine chrétien de ces fils d’immigrés, dont toute l’expérience antérieure dit qu’ils vont perdre progressivement la langue arabe et les valeurs que véhicule le parler libanais.
Par-delà les idées romantiques qu’on peut se faire de la diaspora, le jeune père Maroun Abou Samra, responsable de la paroisse Saint-Charbel de Missisauga, près de Toronto, n’hésite pas à parler du risque que courent les jeunes et moins jeunes maronites de « se noyer » dans un environnement où le sécularisme fait une concurrence sérieuse, et parfois déloyale, à la foi chrétienne. La « révolution tranquille », un phénomène de déchristianisation massif comme la chute des feuilles en automne, qui remonte aux années 60 est passé par là. Sur les étalages des libraires, on consomme du dalaï-lama et du New Age comme on consomme des burgers ou des médicaments, et les vendeurs d’élixirs de jouvence de tout ordre infestent les canaux télévisés.
La Fondation maronite dans le monde, qui suit avec admiration ce patriarche infatigable dans tous ses déplacements, mesure mieux avec le temps le besoin vital de perpétuer le lien juridique entre tous les chrétiens et le Liban, à travers la nationalité. Consciente de l’importance de sa tâche, elle a muté et porte désormais, aux États-Unis, le nom de Fondation chrétienne libanaise (Christian Lebanese Foundation), au grand soulagement de ceux que rebutait son apparent exclusivisme. De fait, ce sont tous les Libanais de rites orientaux qui ont besoin de ses services. Grâce à un réseau de représentants qui s’étoffe progressivement, la fondation prend en charge désormais tous les dossiers des Libanais chrétiens, et leur assure un lien physique avec l’administration libanaise, dont elle a appris à contourner les pièges bureaucratiques et le clientélisme.
Le patriarche a conclu en week-end sa tournée canadienne par d’ultimes messes, banquets et rencontres à Windsor, ville qui s’est donc ajoutée à Montréal, Ottawa, Halifax, Edmonton et Toronto. Il se trouve depuis hier à Detroit, aux États-Unis, ville qui abrite une importante colonie d’origine libanaise, pour une visite pastorale de quelques jours. Il se rendra ensuite à l’Université de Missouri, qui lui décerne un doctorat honoris causa. De retour au Liban, il fera un crochet par le Vatican. Il est attendu à Beyrouth le 22 mai. Reçu par les principaux officiels du pays, sa visite au Canada n’est pas passée inaperçue de la presse locale. Grâce à notre confrère Georges Bachir, elle a même eu l’honneur des ondes de Radio Canada. Par ailleurs, il faudrait aborder éventuellement le dossier des relations institutionnelles de l’Église maronite et de la Fondation maronite dans le monde avec d’autres organisations qui prétendent représenter la diaspora, comme l’ULCM, aujourd’hui divisée, ou l’Union maronite mondiale. L’écriture de ce chapitre de l’histoire de la diaspora libanaise doit être laissée à plus tard. Une chose est sûre, l’union fait la force, et une saine coopération de toutes ces institutions au service du Liban ne peut être que bénéfique.