Eric de Rus est marié, agrégé de philosophie, enseignant au Centre Madeleine Daniélou de Rueil Malmaison. Ses publications concernent la pensée d’Edith Stein, la démarche artistique et la quête spirituelle (cf. Zenit des 22 décembre 2011, 7 mars 2011, 29 novembre 2009, 21 août 2008).
Zenit – Eric de Rus, vous publiez votre deuxième recueil de poésie intitulé « Le Cœur épousé ». Pourquoi ce titre ? Que peut-il dire aux "amoureux" ?
Eric de Rus – Le titre de ce recueil résume ce qui constitue à mes yeux le noyau de l’expérience poétique. Car la parole poétique naît du cœur, du centre le plus intime de la personne. Le cœur est ici une capacité à percevoir les choses du dedans, à en capter la vie secrète, à communier au souffle qui traverse toute chose. Si le cœur est épousé, c’est parce qu’il est le lieu intérieur d’une alliance avec la vie. La vie, c’est ce fond primordial, cette source pure qui sourd au tréfonds du cœur, et que le philosophe Michel Henry désigne comme la réalité invisible qui s’éprouve et se sent dans une sorte d’immédiateté éblouissante. Cette vie originelle je la nomme la Présence.
De cette rencontre vivante et ineffable jaillit la poésie comme parole amoureuse. A l’instar des poètes, les amoureux sont ceux qui trouvent un langage nouveau qui ne coïncide pas avec la langue apprise, celle de convention. Leur voix imprévisible exhale un parfum de résurrection.
« Les amoureux le savent –
Par-delà la sagesse – […]
L’amour seul est cherché
Le tréfonds de l’être consacré au feu –. »
La poésie semble être une façon d’approcher une présence invisible, insaisissable : la poésie est une voie privilégiée pour s’ouvrir à la spiritualité ?
La poésie est le corps d’une expérience spirituelle. Elle témoigne d’une possibilité autre de percevoir la réalité. Nous croyons à tort que la réalité est une sorte de bloc monolithique dont nous pouvons faire le tour avec nos cinq sens. En vérité il y a de multiples manières de percevoir ce que nous nommons « réalité ». Un paysage, un sourire, un son, peuvent produire en nous des résonances qui varient à l’infini et qui sont d’une richesse inouïe. S’il en est ainsi c’est parce que les êtres et les choses, en passant par l’intériorité du cœur humain, se transforment et acquièrent une densité et une épaisseur de présence chargée d’impressions, de sensations. Percevoir avec le cœur équivaut à un processus de décantation où cette présence invisible est enfin libérée et célébrée par la voix humaine. La poésie est cette voix tissée de mots, de signes qui sont comme autant de mondes symboliques inépuisables. Je pense qu’il n’y aurait pas de poésie si le poète ne se sentait pas précédé par une densité de présence le plus souvent recouverte sous les décombres d’un regard hélas habitué, blasé. Pour moi cette présence qui filtre de manière si ténue à travers tout est comme l’effluve d’une Source cachée jamais atteinte, toujours désirée, et qui suscite la parole poétique.
« Ton retrait, Amour,
Libère la parole amoureuse
Et trace le sillon
De son lit nuptial ! »
Vous éclairez votre démarche dans la postface : « La Présence et le Geste ». Mais pour qui écrit-on ? Quelle place a le lecteur dans l’acte poétique ?
Ecrire relève de l’obéissance à une nécessité intérieure. L’écriture est donc inséparable de la vie. Une vie dont le contact est tellement puissant, quoique de fin silence, qu’il fait naître la parole poétique comme un geste verbal qui donne corps à la Présence. Dès lors, la seule exigence, comme l’indique Maria Zambrano, c’est d’« être fidèle à ce qui demande à sortir du silence ». Cette sortie est surtout un don de ce qui a été reçu, un geste d’amour à l’adresse de tous ceux qui acceptent de le recevoir à leur tour.
Je conçois la parole poétique comme une offrande. Reçue ou pas, elle est livrée, semée. Mais gratuitement, dénuée de l’ambition de convaincre qui que ce soit ou d’opérer tel ou tel retournement chez le lecteur. Pour le poète accepter d’être dépossédé de ce qui le traverse, prêter voix à la Présence, c’est se perdre de vue et donc renoncer à vouloir évaluer ce que sa parole peut produire en ceux qu’elle rencontre. Cela ne lui appartient pas. Il y a là une pauvreté consentie qui est liberté.
« La grande extase de l’inutile
Vouée à danser l’invisible,
Légèreté du Rien
Transparence au Tout. »
"Cueille la vie" : vous revisitez l’invitation épicurienne de Ronsard ?
Pour Epicure il s’agit de « jouir de cette vie mortelle » comme il l’écrit dans sa Lettre à Ménécée, et cela d’autant plus qu’il n’y a rien à espérer au-delà.
Pour moi, cueillir la vie c’est l’accueillir dans toute sa fragilité bouleversante et sa beauté éphémère. C’est donc habiter la finitude de notre condition en éprouvant, comme l’exprime Emily Dickinson, que le simple et pur sentiment d’exister est joie stupéfiante. Mais, en même temps, l’inconsistance des choses m’est invitation au dépassement. La fleur du cerisier est d’autant plus belle qu’elle est fugace et sa brièveté résonne comme un appel impérieux à monter plus haut vers une vie plus pleine.
« Contemple en ses pétales
La mort qui n’en rend la beauté que plus belle,
Apprends qu’en l’Amour seul sont célébrées
Les noces impérissables de la chair et du souffle. »
La beauté a partie liée avec le désir. La beauté forge le chaste désir car elle ne permet pas que l’on s’y arrête, elle échappe toujours et se dérobe à toute saisie. La beauté n’est précisément désirable que dans la mesure où elle respecte le mouvement infini du désir. Cueillir la vie c’est accepter de marcher toujours. Le poète est un marcheur, un danseur.
« Cueille la vie
Sans préférence – toute –
Combats dans l’offrande au Chant
Jusqu’à la transparence. »
Le feu du Carmel traverse votre imaginaire poétique, mais non sans un équilibre « franciscain », sensible au frémissement et à la beauté de la Création ?
Le Carmel est ce jardin caché où habite le feu, parce que c’est le lieu de l’amour et que « l’amour est feu » comme le chante Elisabeth Browning. En vertu de cette sensibilité carmélitaine, je ressens très vivement la primauté de l’Absolu de Dieu. Mais cela ne débouche aucunement sur un quelconque mépris de la Création qui est son Œuvre, bien au contraire. Simplement tout en elle me parle de l’Aimé qui attire, blesse et comble à la fois. Pour moi qui suis marié l’amour conjugal, scellé par le don réciproque des époux unis par le lien irrévocable du sacrement nuptial, est une authentique manifestation du Dieu de l’Alliance, Source incréée de tout amour.
« Au cœur de l’annonciation un aveu :
Il n’y a pas deux amours
L’un profane et l’autre sacré
Mais une seule puissance amoureuse ! »
Le poète Keats exalte la « Vie de sensations ». Mutiler le sentir et l’émerveillement suscités par la Création est un non-sens. Faire peser sur la sensation le soupçon d’une sensualité coupable est terriblement réducteur. L’ascèse poétique me fait expérimenter que vivre c’est sentir, vibrer à l’unisson de la vie qui habite, porte et traverse tout ce qui est. Ce sentir pur, loin de retenir à la surface des choses, fait pénétrer au cœur de la vie ! Le vivre poétique est un état d’existence qui a à voir avec l’enfance et la fragilité. Je crois profondément que la poésie rejoint ce qui demeure lorsque tout est enfin déposé : la simplicité d’une alliance avec la Vie, un cœur à cœur où l’existence dépouillée de ses masques est touchée à l’intime par la Présence.
Ceux qui ont reconnu cette Présence en Jésus l’ont chantée avec le langage de l’amour incarné : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie – car la Vie s’est manifestée : nous l’avons vue, nous en rendons témoignage… » (1 Ep. Jn., 1, 1-2).
La parole poétique – c’est là toute ma quête – est une irradiation de la Parole de Vie.
« L’amour seul
Est sans exil,
Hors de lui
Tout est exil. »
Propos recueillis par Anita Bourdin
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