Ancien élève du psychiatre autrichien E. Frankl – fondateur de ce qui est considéré comme la « Troisième » école viennoise de psychothérapie -, Eugenio Fizzoti, revient sur la pensée de son maître et sur sa thérapie, « la logothérapie », qui prend en compte le besoin de « sens » et la dimension spirituelle de la personne.
« Voici un épisode, très significatif, qu’E. Frankl racontait souvent à ses auditeurs : un homme rencontre dans la rue son médecin de famille, qui s’informe de son état de santé. Immédiatement le médecin s’aperçoit que son patient est devenu un peu dur d’oreille. « Vous buvez probablement trop ; arrêtez de boire et vous entendrez mieux », lui conseille-t-il. Quelques mois plus tard, les deux hommes se rencontrent à nouveau dans la rue et le médecin, pour demander des nouvelles sur l’état de santé du patient, hausse la voix pour se faire entendre. « Pas la peine de crier, docteur. J’entends très bien ». « Vous avez certainement arrêté de boire, m’est-ce pas? Continuez à vous soigner ». Après quelques temps, ils se rencontrent une troisième fois. Mais encore une fois le médecin doit élever sa voix pour se faire comprendre. « Vous avez probablement recommencé à boire », dit-il au patient. Et celui-ci lui explique: « Ecoutez docteur. Avant je buvais et mon ouïe n’était pas bonne. Après j’ai arrêté de boire et j’entendais mieux. Mais ce que j’entendais n’était pas aussi bon que le whisky ».
Voici comment Frankl commente cet épisode: « N’ayant pas donné de sens à sa vie, dont la réalisation aurait fait de lui un homme heureux, il a voulu atteindre un très haut sentiment de bonheur en éludant toute réalisation de sens, et s’est donc replié sur un élément biochimique. En effet, le sentiment de bonheur, qui n’est normalement jamais proposé comme la fin des aspirations humaines, mais plutôt comme une manifestation latérale de l'arrivée au but poursuivi, un « effet » secondaire, se laisse aussi rechercher, et cela est rendu possible par l'alcool » (Frankl, 2005, p. 17).
Pour Frankl, être « homme » veut dire être fondamentalement orienté vers quelque chose qui nous transcende, vers quelque chose qui est au-delà et au-dessus de nous, quelque chose qui nous attire fortement. Seuls ceux qui croient en leur « volonté de sens » peuvent bâtir une hiérarchie de valeurs qui soit en mesure de donner au plaisir et à la puissance, à l’affirmation personnelle et à la satisfaction de ses instincts, leur vraie place, qui est celle d’être des produits latéraux, des effets d’une réalisation du sens à donner à son existence.
Aujourd’hui, parler de recherche de sens est un vrai défi, car cela renvoie aussitôt à la capacité radicale de l’homme à découvrir, dans la vie de tous les jours, le sens de chaque situation, à prendre des décisions qui correspondent à son devoir « être », à découvrir les possibilités que cachent son existence unique.
Si la vie de l’homme est toujours spécifique, puisqu’elle se réfère à un seul individu, concret, individuel, le devoir aussi n’est pas quelque chose de général, de valable pour tous et pour chacun, de permanent dans le temps, mais qui varie d’un homme à l’autre, car il correspond au caractère unique et individuel de chacun. Néanmoins, le devoir varie d’une situation à l’autre, car le caractère unique des situations apporte avec lui un caractére différent, avec des exigences et des conditions qui lui sont propres, absolument uniques. Et donc l’homme doit observer attentivement la situation dans laquelle il se trouve, et qui n’a rien à voir avec des événements déjà vécus par lui ou par d’autres par le passé.
Grâce à la voix de sa conscience, l’homme est capable de percevoir le sens qui se cache derrière une situation, et d’agir en conséquence, de façon responsable. « A une époque où l’on a l’impression que, pour beaucoup de personnes, les dix commandements sont en train de perdre de leur valeur, l’homme doit apprendre à percevoir les dix mille commandements qui découlent des dix mille situations uniques dont la vie est jalonnée » (Frankl, 1992, pp. 29-30). Cela veut dire se sentir continuellement interpellés par la réalité des situations dans lesquelles on se trouve et qui demandent une réponse. Voilà pourquoi John F. Kennedy, le 20 janvier 1961, dans son discours d’investiture à la présidence des Etats-Unis d’Amérique, avait dit à ses compatriotes: « Ne vous demandez pas ce que votre pays pourra faire pour vous, mais ce que vous pourrez faire pour votre pays » (cit. dans Dallek, 2004, p. 366). Phrase sur laquelle Frankl a comme rebondi en demandant à son auditoire américain: « Après la statue de la liberté sur la côte est, il faudrait construire une statue de la responsabilité sur la côte ouest » (Frankl, 2010, p. 63).
En cette époque scientifique, le progrès humain est calculé en données faciles à mesurer, introduites dans l’ordinateur, et analysées. Pourtant, les réponses de l’ordinateur n’indiquent que la manière dont se comporte généralement l’homme et par groupes d’échantillons, mais jamais comment il devrait se comporter dans des situations précises. « Notre vie n’est pas réglée à chaque carrefour par un feu rouge qui dit de s’arrêter ou un feu vert qui dit d’avancer. Nous vivons à une époque où le feu clignote toujours à l’orange, et laisse à l’individu le poids de la décision » (Fabry, 1970, p. 80). En dernière analyse, vivre signifie avoir la responsabilité de « répondre » exactement aux problèmes vitaux, d’accomplir ce que la vie impose, réserve à chaque individu, de faire face aux exigences de l’heure.
Les tâches que l’homme est appelé à réaliser vont dans trois directions : le travail, l’amour et la souffrance. Si, dans le travail, l’homme se manifeste en donnant à la réalité son empreinte personnelle, si dans l’amour celui-ci peut vivre les expériences plus fortes et les plus intimes, dans la souffrance, c’est sa grandeur qui se manifeste, car ce n’est qu’en elle qu’il se trouve tragiquement face à lui-même, face à sa capacité non seulement de travailler et de profiter, mais aussi de souffrir.
L’homme a droit à la vie, au travail, à la joie, à la paix ; mais il a aussi un droit fondamental que personne ne peut lui enlever, à aucun prix: le droit de souffrir, d’inonder de sens une vie même apparemment détruite, économiquement infructueuse. La souffrance « n’est pas qu’une possibilité parmi d’autres, elle est une possibilité qui permet de mettre en œuvre la valeur suprême, l’occasion de donner un sens total, profond, à sa vie » (Frankl, 2001, p. 190).
Celle-ci renvoie à l’attitude que l’homme prend face à un destin de douleur, face aux forces adverses, face aux situations irréparables. Voilà pourquoi l’empereur autrichien François Joseph II a voulu, en 1784, que l’on mette à l’entrée de la Polyclinique de Vienne l’inscription latine: Saluti et solatio aegrorum. Qui a en charge la santé physique et psychique d’un autre est aussi appelé à l’aider à supporter, avec acceptation et compréhension, les inévitables souffrances que la vie lui réserve, et à acquérir de nouveau non seulement la capacité de travailler et de profiter, mais aussi celle de souffrir.
A qui voudrait en savoir plus, nous conseillons ce livre de Frankl: Homo patiens. Soffrire con dignità, par Eugenio Fizzotti, Queriniana, Brescia, 2011, 4e édition".
Eugenio Fizzotti
Traduction d'Isabelle Cousturié
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