Zenit – Votre livre « Le gender, une norme mondiale ? Outil de discernement », préfacé par le cardinal Robert Sarah, vient de paraître. Quel est votre objectif?
Marguerite Peeters – Bien que beaucoup de discours se soient faits sur le gender depuis que le phénomène frappe visiblement la France, d’abord en s’intégrant dans les manuels scolaires puis en devenant projet de loi, ils semblent jusqu’à maintenant s’être montrés impuissants à dégager une perspective d’espérance. Beaucoup se sentent dans l’impasse : où aller, maintenant que nous avons intellectuellement « démasqué » et dénoncé le gender, qu’un grand mouvement de mobilisation contre le projet de loi s’est organisé ? Le blocage n’est pas uniquement provoqué de l’extérieur, par la surdité et le durcissement du gouvernement. Il provient aussi de l’intérieur de la communauté chrétienne lorsqu’elle ne discerne pas les signes des temps selon la perspective d’espérance qui est la sienne. Le combat dans lequel nous sommes (non seulement, du reste, au niveau français, mais au niveau mondial) est surtout une heure de grâce : nous sommes appelés à tirer profit de la conscience croissante d’une crise de civilisation, dont le gender est un signe éloquent, pour nous engager dans un renouvellement personnel et culturel et nous dégager des compromissions du passé, que le gender met paradoxalement en lumière. Nos compromis ont en effet contribué à son émergence. Modeste fruit d’un long travail de suivi des politiques de la gouvernance mondiale depuis la conférence de Pékin, mon livre a été conçu comme un outil de formation et de discernement à destination des éducateurs, cadres, responsables politiques et religieux pour appréhender cette problématique de manière pédagogique, favorable au discernement.
De quel « discernement » s’agit-il ?
L’objectif du discernement n’est pas de fournir des « arguments » à des débats intellectuels voués à s’embourber dans les marécages d’une « théorie » « liquide », rationnellement insaisissable. Le vrai discernement est pratique. Il conduit à l’engagement de la personne et des communautés dans l’espérance, à une prise de décision courageuse : celle de revenir à la personne humaine concrète, telle qu’elle est dans son mystère transcendant, faite par amour et pour l’amour. Dieu nous donne un pape qui a appris de Saint Ignace les règles du discernement des esprits et qui réintroduit cette notion pratique dans l’enseignement de l’Eglise. Dans le cas de la problématique du gender, il s’agit de discerner les fautes que nous-mêmes comme peuple avons faites depuis le 18ème siècle dans la manière dont nous avons interprété des notions telles que laïcité, citoyenneté, égalité, liberté, fraternité, individu, droits de l’homme et du citoyen, influençant massivement le cours du développement de la civilisation occidentale. Et ne sommes-nous pas nous aussi, chrétiens, tombé dans le travers d’une mentalité contractuelle, individualiste, rationaliste, laïciste ? N’avons-nous pas trop souvent renoncé à être nous-mêmes ? Discernons les mauvaises habitudes culturelles qui de fil en aiguille à travers les siècles nous ont conduits à aujourd’hui considérer le « mariage pour tous » et l’adoption par les couples homosexuels comme une affaire de liberté, d’égalité, de droits, de citoyenneté. En un sens, l’apparition du gender et son imposition sont un développement tout à fait logique, c’est-à-dire obéissant à la logique d’un mal remontant à plusieurs siècles.
Qu’entendez-vous par : « logique d’un mal remontant à plusieurs siècles » ?
Le mal fondamental de la civilisation occidentale depuis des siècles est son rejet du Père : rejet d’abord de Dieu comme Père (déisme), puis de la paternité humaine (freudisme, « mort du père » proclamée dans les années 60), le premier ayant mené au second. Jean-Jacques Rousseau qui a influencé la rédaction de la Déclaration des Droits de 1789 a déclaré que la paternité était un privilège social contraire à l’égalité : d’où un antagonisme remontant au 18èmesiècle entre paternité (ordre et amour paternels) et droits, égalité, citoyenneté, liberté, fraternité. Depuis le 18èmesiècle une conception subversive de l’égalité citoyenne aliène la France et l’Occident. La fraternité, ayant cessé d’être filiale à partir du moment où l’on a rejeté le père, est devenue purement « citoyenne » ; il ne faut pas s’étonner que le marxisme ait surgi peu après. Or une fraternité exclusivement « laïque » n’a pas de sens : tout le monde sait que l’Etat n’est pas un père aimant. La liberté s’est repliée sur elle-même et sur l’arbitraire de choix individuels effectués en dehors du dessein de Dieu. La personne a été réduite à un individu, le citoyen-personne à un citoyen-individu. Pendant deux siècles la civilisation occidentale s’est accrochée à la « nature » dont elle a cherché à découvrir les lois dans le but d’accroître, par orgueil, ses connaissances et son pouvoir. Maintenant qu’elle ne croit plus à la « loi naturelle » à force de s’appuyer sur la seule raison humaine, il ne reste plus rien. Le défi de notre temps est de revenir au Père, non seulement à son ordre mais d’abord à son amour, source de tout ce qui existe et qui est bon, et à sa miséricorde. Le Père est la source de tout ce qui peut être déclaré universel. Quoi de plus humainement universel que la paternité ? Il est significatif qu’aucun traité ou instrument de droits de l’homme ne mentionne le père. Or les droits universels perdent leur sens dès lors qu’ils se coupent de leur source. Ils s’auto-génèrent et produisent ainsi aujourd’hui le droit au « mariage pour tous », dernier né d’une série de « nouveaux » droits subversifs, nés d’une laïcité repliée sur elle-même au point de vouloir désormais imposer à tous son laïcisme.
Pourquoi le gender est-il un « signe des temps » dont il est possible de tirer profit ?
Voilà remise sur le tapis la question de la filiation (« tous nés d’un père et d’une mère ») : appel à redécouvrir l’universalité de notre statut filial, notre fraternité filiale universelle et notre filiation divine universelle. Qui dit fils, fille, père, mère, dit « personne » et non « individu ». Et qui dit « personne », dit « amour ». C’est le père, source de la vie, qui aime le premier. C’est à l’amour que le gender s’attaque avant tout, mais c’est de lui que ses promoteurs, sans le savoir, ont le plus soif. Toute personne fait dans sa vie l’expérience existentielle de l’amour et en découvre, consciemment ou non, la structure trine : l’amour donné par celui qui aime à la personne aimée; l’amour reçu par la personne aimé ; et l’amour communion entre ceux qui s’aiment. Le retour culturel à l’amour et à son expérience humaine universelle devrait être l’objet de notre discours. Nous sommes tous faits à l’image de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, que les croyants ont la grâce d’avoir rencontré. La personne est un mystère, un mystère révélé. Si notre discours en reste au niveau de la nature, il ne répondra pas à l’attente de nos contemporains, rassasiés de théories abstraites se passant de notre engagement personnel, permettant d’y échapper, et prolongeant les erreurs du passé.
(à suivre)
zenit