Il y a 40 ans mourait celui qui fut directeur de « La Croix » de 1949 à 1957. Ce pionnier du journalisme catholique aurait eu 100 ans cette année . Le P. Émile Gabel n’aimait pas les anniversaires.
« Le journaliste catholique est exposé à de multiples tentations, lançait-il en 1954 à ses confrères en congrès à Paris : la place qu’il refuse aux crimes, on lui demande de l’accorder aux anniversaires. Si nous succombions à toutes les sollicitations dont nous sommes les victimes, beaucoup de nos titres commenceraient par la formule : “Il y a 300 ans…”, “Il y a 250 ans…”, “Il y a 75 ans…” »
Que dirait le rédacteur en chef de La Croix de 1949 à 1957 au journaliste chargé d’honorer en même temps les 40 ans de sa mort tragique dans un accident d’avion sur les flancs de la Soufrière (Guadeloupe) et les 100 ans de sa naissance ? « Il ne faut certes pas mépriser le passé, mais un journal est fait pour l’actualité, pour l’événement qui surgit au jour le jour, continuait-il en 1954. C’est là que le lecteur nous attend et nulle part ailleurs : pour lui relater, expliquer et commenter l’événement, et aussi pour le lui situer dans une perspective de foi. »
Religieux et journaliste, le P. Émile Gabel sut régler cette tension entre ses deux missions. Avec un maître mot : le professionnalisme. « Son projet était de faire passer La Croix au “quotidien d’information”, à un journal reconnu comme tel dans la profession, raconte le P. Lucien Guissard, qu’il avait fait entrer à la rédaction. Son principe était que le journalisme chrétien consiste d’abord à faire du journalisme. »
C’est en 1908, le 1er septembre, qu’Émile Gabel voit le jour à Drusenheim, village alsacien sur les bords du Rhin. Il naît donc allemand. Son père, militant syndicaliste chrétien, s’exilera en France jusqu’au retour de l’Alsace dans le giron français. Cet attachement au milieu ouvrier et aux relations franco-allemandes sera décisif dans le travail du futur éditorialiste de La Croix.
Après la Première Guerre mondiale, la famille Gabel s’installe près de Metz. C’est non loin de là, au petit séminaire de Scy-Chazelles, que le jeune Émile Gabel fait la connaissance des assomptionnistes. Ordonné prêtre dans cette congrégation en 1934 après des études de théologie à Louvain, il rejoint la maison d’études de Lormoy pour y enseigner la théologie.
« Il s’y distingua par un enseignement nouveau et une méthode nouvelle, unissant la science des manuels à l’expérience pastorale acquise comme aumônier de la Jeunesse agricole catholique et des enseignants chrétiens », raconte le P. Antoine Wenger qui lui succédera à La Croix.
La Croix, justement : il s’en approche en 1943 en prenant la tête des Éditions de la Bonne Presse, restées à Paris pendant l’Occupation alors que le quotidien s’est replié sur Limoges. À la Libération, le P. Léon Merklen, rédacteur en chef depuis 1927, reprend sa place, et le P. Gabel s’occupe de la page religieuse du quotidien. « À cette époque, le rédacteur en chef de La Croix était le véritable et unique patron du journal, raconte l’historien Charles Ehlinger. Il cumulait les responsabilités et pouvoirs qui se déclinent aujourd’hui sur les postes de directeur et rédacteur en chef. En même temps, il était garant de la rectitude doctrinale et morale de la publication, de sa fidélité à l’Église. »
C’est à cette écrasante responsabilité que le P. Gabel va être appelé en 1949, à la mort du P. Merklen. Il succède à un rédacteur en chef prestigieux, meneur d’hommes hors pair mais qui, resté vingt-deux ans à la tête de La Croix, n’avait pas su faire évoluer le journal après la Libération. « Rien n’avait bougé, ni dans la présentation, ni dans les prises de position du journal, rappelle le P. Monsch, ancien bibliothécaire de Bayard. À la différence de bon nombre de ses concurrents, La Croix présentait au public l’image d’un journal de l’entre-deux-guerres. » Depuis 1945, le quotidien avait perdu 20 000 lecteurs.
L’arrivée du P. Gabel va réveiller une rédaction un peu endormie. De jeunes journalistes y font leur entrée, marquant durablement la profession : Jean Boissonnat, Jacques Duquesne, Noël Copin… « Les nouveaux venus, fraternellement accueillis par les “anciens”, formèrent avec plusieurs de ceux-ci une cellule de réflexion, puis de proposition », raconte le P. Monsch. Animateur d’hommes, le P. Gabel sait susciter les idées nouvelles de ceux qui l’entourent.
Parmi ses décisions historiques : la suppression du crucifix qui figurait à la une du journal depuis sa fondation en 1883. « Il s’agit de savoir si nous voulons être fidèles matériellement à un passé, note le P. Gabel le 26 octobre 1956, ou bien si nous voulons obtenir un rayonnement apostolique plus large et plus efficace. » Pour lui, c’est plus qu’une simple tactique. « Cela voulait être le symbole de l’adaptation à une situation nouvelle de l’Église de France, expliquera-t-il dix ans plus tard. C’était la rencontre profonde d’un journal catholique avec la société, et il fallait que même extérieurement La Croix ne présente pas une forme dépassée de la société, toujours en vertu du même principe que le journal doit “coller” le plus parfaitement possible à la condition, à la situation d’une société. »
Pourtant, tout ne va pour le mieux pour le P. Gabel à La Croix, où sa pratique de l’autorité passe de moins en moins auprès des journalistes. Son état de santé ne l’aide pas : deux décollements de rétine l’obligent à prendre du champ, ce qu’il supporte d’autant plus mal qu’il craint que l’évolution de La Croix, qu’il a pourtant poussée, n’aboutisse à une laïcisation de « son » journal en donnant la préférence à l’information générale aux dépens de l’information religieuse. « L’intransigeance du P. Gabel finit par acculer ses supérieurs à une solution de force : la destitution pure et simple », conclut le P. Monsch.
Difficile, pour un passionné d’actualité comme lui, de quitter du jour au lendemain l’univers du journalisme. Il collabore un temps à Témoignage chrétien et au Courrier de Genève. Mais c’est à l’Union internationale de la presse catholique (UIPC, qui deviendra l’Ucip) qu’il va entièrement se consacrer en devenant son secrétaire général. Alors que le Concile commence, il comprend l’enjeu médiatique qui se joue. « Le problème de l’information dans l’Église, écrit-il en 1962 dans Études, doit être posé non pas seulement dans la perspective de l’institution, ou en fonction de la hiérarchie, comme on le fait trop souvent, mais aussi – je ne dis pas uniquement – dans la perspective de la communauté, et donc en fonction du peuple chrétien. Car celui-ci a, dans l’Église, sa vie, sa place, ses droits. »
Un discours encore difficile à entendre dans le catholicisme du temps et qui fait peur à beaucoup d’évêques. Le P. Gabel trouve que le décret de Vatican II sur les médias (Inter mirifica) manque d’une connaissance technique des exigences professionnelles et de l’intuition du rôle prophétique des laïcs dans la presse – le texte sera d’ailleurs celui qui obtiendra la plus faible majorité au Concile ! « Malgré cela, ses doléances avaient porté leur fruit », relève le P. Wenger, Émile Gabel étant appelé à la Commission pontificale des moyens de communication sociale pour inspirer un nouveau texte, novateur celui-là.
Passionné par l’Amérique latine, il travaille aussi beaucoup avec Adveniat, l’organisme allemand chargé de l’aide pastorale pour ce continent dont il pressent l’importance pour l’avenir de l’Église. C’est en revenant du Venezuela que celui qui avait fait entrer le journalisme catholique dans l’ère de l’information moderne trouve la mort, son avion s’écrasant sur les pentes du volcan de la Soufrière, le 6 mars 1968.
Nicolas SENEZE
La-Croix.com le 25.04.2008