Religion et politique. C’est sous le signe de ce binôme impossible que se sont tenues, au Vatican, les différentes cérémonies et réceptions organisées à l’occasion de l’élévation, samedi dernier, du patriarche Raï à la dignité de cardinal. L’usage veut que l’on dise « créé cardinal ». Le titre honorifique par lequel on désigne les cardinaux est « Éminence », à un petit degré de « Béatitude ».
Le tapage qui a marqué l’annonce, début novembre, de la décision du pape, est en soi un signe. Honneurs et félicitations ont plu sur le patriarche, alors même qu’il avait annoncé avoir renoncé aux félicitations d’usage, en raison de l’assassinat du général Wissam el-Hassan. La présence à Rome de délégations politiques représentant toutes les parties en est un autre. Malgré les considérables efforts d’organisation de Bkerké, de la Fondation maronite dans le monde, des ordres religieux et du Centre catholique d’information, qui ont fait de leur mieux pour entourer le patriarche, les courtisans sont là, les députés de bords opposés se regardant parfois en chiens de faïence, insensibles à un manque de communication qui frise l’autisme.
Pour la première messe du pape avec les nouveaux cardinaux, dimanche, même le Hezbollah était présent, à travers deux de ses dirigeants, Ghaleb Abou Zeinab et Ali Fayad, en signe d’appui au patriarche ; un appui dont l’unique intérêt, au regard de l’Église, est de pouvoir être endossé au bénéfice de l’entente interne, ce qui n’est pas évident.
Non pas que la foule ne soit pas joyeuse. La joie et l’émotion des résidents de Hemlaya, comme de très nombreuses délégations venues de France, des États-Unis, du Canada, de Bulgarie, de Dubaï, d’Australie, du Koweït et d’ailleurs étaient évidentes ; ni que la distinction du pape ne soit pas un honneur. Elle l’est, mais c’est un honneur inséparable du sacrifice. Benoît XVI y fera allusion à saint Pierre, samedi : « En recevant la barrette rouge, dira-t-il, vous vous souviendrez qu’elle indique que vous devez être prêts à vous comporter avec courage, jusqu’à l’effusion du sang, pour l’essor de la foi chrétienne, pour la paix et la tranquillité du peuple de Dieu. »
Coïncidence
La première messe qui a suivi, dimanche, le consistoire s’est tenue, coïncidence étonnante, en la fête du Christ-Roi, dernier dimanche de l’année liturgique. L’occasion idéale pour Benoît XVI de faire la distinction entre religion et politique, royaume des cieux et royaume terrestre, à l’heure où sous différents habits intégristes, la politique instrumentalise le religieux.
« Interrogé par Pilate, explique Benoît XVI en maître catéchète, Jésus répond clairement. “Ma royauté ne vient pas de ce monde”. Il est évident que Jésus n’a aucune ambition politique. Après la multiplication du pain, les gens, enthousiasmés par le miracle, voulaient s’emparer de lui pour le faire roi (…) Mais Jésus sait que le royaume de Dieu est d’un genre tout autre, il ne se fonde pas sur les armes et la violence (…) la royauté annoncée par Jésus dans les paraboles et révélée ouvertement et explicitement devant le procureur romain est le royaume de la vérité, l’unique qui donne à toute chose sa lumière et sa grandeur. »
En l’affirmant, Benoît XVI confirme une vérité que l’histoire, depuis l’empereur Constantin, n’a fait que vérifier. Tous les messianismes terrestres ont échoué. Les systèmes politiques ne sont que des moyens. Les confondre avec la terre promise est une utopie souvent meurtrière.
C’est donc pour établir un royaume de la vérité que l’Église travaille et c’est pour mieux le faire que le pape s’est choisi de nouveaux collaborateurs, souligne Benoît XVI dans son homélie, en demandant aux nouveaux cardinaux, ses « précieux collaborateurs », de « faire émerger toujours la priorité de Dieu et sa volonté face aux intérêts du monde et à ses puissances », dans les diverses tâches que l’Église pourrait leur confier.
L’une des tâches du collège des cardinaux, et sans doute la plus spectaculaire, est, bien évidemment, d’élire un pape, au décès du chef de l’Église en exercice. Il n’est pas improbable, compte tenu de l’âge de Benoît XVI – 86 ans –, que le patriarche maronite (72 ans) soit engagé dans cette tâche, s’il n’a pas atteint l’âge de 80 ans lui-même, âge auquel il perd son droit de vote.
Ambiguïtés romaines
La nécessité de distinguer entre le religieux et le politique s’imposera d’elle-même, lors des diverses réceptions et repas offerts dans les grands hôtels de Rome en l’honneur du patriarche. Mais dans l’ambiguïté.
Le conseil de ne pas confondre cité des hommes et cité sainte intervient en effet à l’heure où, au Liban, l’Église, à travers ses membres laïcs, patauge dans la politique, et que son chef, avec plus ou moins de bonheur, fait l’impossible pour la positionner autrement et créer une « troisième force » centriste. C’est que, pour la mosquée, il n’existe pas de distinction entre le sacré et le profane, et qu’au Liban comme au Moyen-Orient, l’Église ne peut pas ne pas en tenir compte, dans son combat pour l’égalité politique.
Le conseil de Benoît XVI intervient aussi, ne l’oublions pas, dans un pays où le communautarisme fait rage, où le pillage au nom de la participation est à son comble ; à un moment où un parti, au nom de la résistance anti-israélienne, a arraché au pouvoir central une part de son autorité dans quatre domaines de souveraineté essentiels : la Défense nationale, l’Intérieur, les Finances et les Affaires étrangères ; et enfin à un moment où une minorité – en fait une majorité à laquelle on a faussé compagnie –, est douloureusement atteinte dans son corps et sa conscience par un assassinat politique invraisemblable, et qu’elle tente de soigner le cancer qui l’affaiblit inexorablement… en refusant tous les soins du seul homme capable – éventuellement – d’y remédier.
L’exhortation présidentielle
En remettant au patriarche, au cours d’un déjeuner dimanche, les insignes de grand commandeur de l’ordre du Cèdre, le chef de l’État, très présent aux cérémonies de Rome, le dira clairement aux intéressés du 14 Mars campant sur leurs positions : « Ne bradez pas l’État au nom de vos convictions ! Répondez présents à la conférence de dialogue du 29 novembre. »
À différentes occasions, le patriarche Raï et le président de la Fondation maronite dans le monde, Michel Eddé, s’efforceront de faire écho à l’exhortation présidentielle.
M. Eddé n’hésitera pas à louer « le courage et la sagesse » du chef de l’État. Pour sa part, à chaque occasion qu’il a de s’exprimer aux déjeuners et réceptions donnés en son honneur dans les palaces de Rome, que ce soit par l’ambassade du Liban, Farid Haykal el-Khazen, Sarkis Sarkis, la Fondation maronite dans le monde ou les ordres religieux maronites, dans ses discours écrits ou spontanément, le chef de l’Église maronite met en garde contre la politique des axes, notamment en Syrie, qui embourbe le Liban dans des crises et conflits sur lesquels il n’a pas de prise.
« Le Liban ne nous appartient pas, il nous est donné en gage », affirme aussi le patriarche Raï, à l’adresse de ceux qui le mettent en péril, qui n’hésitent pas en particulier à critiquer le Hezbollah pour son autarcie militaire et qui répètent inlassablement que « le printemps arabe passe nécessairement par un printemps (islamo-chrétien) libanais. ».
Comment ? Dieu le sait.
L'orient le jour