Ce que le pape veut signifier par ce geste, et il l’a dit, c’est aussi bien l’importance d’une Église orientale au rôle fondamental pour l’avenir des chrétiens que la dimension universelle de l’Église catholique. Pour Benoît XVI, il s’agit de montrer que le Saint-Siège ne représente pas un continent, mais le monde entier, avec l’émergence d’autres continents que l’Europe comme acteurs principaux de la vitalité de l’Église et de sa dynamique de renouvellement.
Du reste, Benoît XVI n’a pas attendu ce moment pour commencer à confier au patriarche maronite des dossiers essentiels. Les visites à l’Église syro-malankare en Indes ou celles de chrétiens orientaux en Turquie, à Chypre, en Irak ou au Caire sont pour le chef de l’Église maronite autant de missions qu’il se soit confiées dans une Asie vitale pour l’avenir de l’Église catholique, face à une Europe redevenue terre de mission, avec ses églises qui se vident et parfois se vendent, avec la baisse de la fréquentation des sacrements, à commencer par celui du mariage, avec une doctrine attaquée avec virulence par un courant séculariste dévastateur aussi bien dans les médias que dans les programmes eugéniques des grandes organisations internationales.
Mais c’est l’Église maronite, et en somme tout un peuple, autant que son chef, qui reçoit aujourd’hui cet honneur – qui n’a rien d’honorifique. Le patriarche Raï obtient cette dignité – ce sera désormais un prince de l’Église universelle –, « entouré d’une couronne de frères, comme un chêne de sa frondaison ». C’est peut-être archaïque, peut-être paysan, peut-être « maronite », mais c’est bien ainsi. Qu’est-ce qu’un patriarche sans son peuple ?
Une délégation libanaise haute en couleur d’un millier de personnes venues du Liban et de l’étranger assiste à la cérémonie d’installation qui se tient ce matin à Saint-Pierre, à 11 heures. Sur l’avion de la MEA qui nous transportait à Rome, l’exubérance libanaise était au rendez-vous – le capitaine voulait se faire photographier avec le ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, qui fait le déplacement, et les couloirs étaient impraticables.
Ils sont venus à Rome de toutes les régions, et d’abord de Hemlaya, village natal du patriarche, fier que son fils, élu patriarche, soit aujourd’hui désigné encore plus que patriarche… Encore que cette comparaison entre les deux dignités soit sans objet, les deux dimensions ecclésiales n’étant pas du même ordre, rares étant les cardinaux de l’Église romaine qui ont rang de chef d’Église. Beaucoup viennent de Jbeil, un diocèse dont le patriarche était en charge pendant vingt ans…
Ils sont là aussi de toutes les nuances du spectre politique, chef de l’État en tête, mais aussi du 14 et du 8 Mars, pour féliciter le patriarche d’un « honneur » qu’il n’a pas recherché. Et c’est bien ainsi. Le rôle de rassembleur est celui qui va le mieux au patriarche, au-delà des lapsus, des avis hétérodoxes ou des phrases détachées de leur contexte, qui lui ont valu l’incompréhension d’une partie de l’opinion.
Ils sont là aussi, avec tout le désintéressement du monde, pour montrer qu’il y a un peuple derrière cet homme. Imaginons une seconde que le patriarche se retrouve à Rome sans la pompe, sans les dîners en son honneur, sans le Collège maronite fondé au XVIe siècle, sans la Fondation maronite dans le monde et Michel Eddé, sans l’ambassadeur du Liban, sans la statue de saint Maron installée dans le mur d’enceinte de la basilique Saint-Pierre, sans les cardinaux amis, sans les anciens et actuels ambassadeurs… Le Vatican ne serait plus le même, malgré ses gardes suisses et ses longs corridors.
Ce que le patriarche Raï soulignera personnellement, au cours d’un point de presse jeudi, au Collège maronite, c’est que sa nomination officialise, en quelque sorte, la solidarité déjà à l’œuvre entre l’Église universelle et les Églises orientales, pour laquelle un synode a été consacré. Cette nomination, précisera-t-il, « est complémentaire de la visite effectuée par Benoît XVI au Liban ». Le pape au Liban ou le patriarche à Rome, c’est tout un, explique-t-il en substance, c’est un même corps ecclésial qui agit, pour la paix, le développement des peuples, le témoignage chrétien, le salut du monde.
La crise interne libanaise est au rendez-vous de cette fête élitaire et populaire. La presse libanaise est là, en force, et les questions parfois agressives, placées jeudi soir par ses représentants, au cours du point de presse impromptu au Collège maronite, en font foi.
Le patriarche s’en est bien tiré. « L’Église (Bkerké) a des principes, pas des positions », a-t-il répondu aux journalistes qui lui demandaient des comptes au sujet, pêle-mêle, du Hezbollah, de la loi électorale de 1960 ou de la conférence de dialogue national, à laquelle le 14 Mars refuse de s’associer « par dignité et par douleur », tant que le gouvernement de Nagib Mikati est en place.
Le patriarche ira même jusqu’à affirmer qu’il ne peut s’agir d’une coïncidence que son installation comme cardinal intervienne autour de la fête de l’Indépendance. « Dieu est le Seigneur de l’histoire », insiste-t-il. En tout cas, il affirme vouloir convier les représentants des diverses composantes politiques présentes à Rome à une réunion au cours de laquelle serait informellement discutée la crise interne. Au dîner donné en son honneur, quelques moments plus tard, à l’hôtel Excelsior, un palace de la via Veneto, par Farid Haykal el-Khazen, se côtoieront poliment, mais pas chaleureusement, Samir el-Jisr et Hady Hobeiche, d’une part, Walid el-Khoury, Abbas Hachem, Nabil Nicolas, d’autre part. Le chef de l’État, lui, est déjà sur place et assistera à la cérémonie du Vatican, avec une probable mais pas certaine apparition de Nagib Mikati.
Les questions à aborder ne manquent pas. Elles pourraient toutes s’inscrire sous un seul titre : le rétablissement de la confiance. Une confiance que l’assassinat de Wissam el-Hassan a pulvérisée. Le patriarche évite habilement les écueils. Ce n’est pas au siège patriarcal, mais à la justice de dire si le Hezbollah est coupable, aussi bien de l’assassinat de Rafic Hariri que des récentes tentatives d’assassinat de Samir Geagea ou de Boutros Harb; à défaut de pouvoir asseoir les adversaires politiques à la même table, on pourrait les consulter tous, à la recherche d’un consensus ; l’échéance électorale pointe à l’horizon, alors que la loi électorale, rejetée de toutes parts, ou presque, n’est toujours pas amendée ; un Liban stable est nécessaire à la stabilité de la région et celle du monde; l’alternance politique – les élections – passe en importance le fait qu’elle se fasse sur la base d’une loi électorale archaïque, ou pas.
Au passage, le patriarche exclut toue possibilité d’une réunion de chefs politiques maronites à Bkerké, certains expliquant leur refus de s’y rendre pour des motifs de sécurité. Le patriarche regrette aussi que l’idée de réunir un sommet religieux n’ait pas été jugée indispensable par certains.
Dans le discours du chef de l’Église maronite, il y a de quoi plaire et déplaire aux deux camps politiques en présence. Le patriarche égratine le Hezbollah en soulignant que l’un des attributs de la souveraineté, c’est l’absence d’une force armée rivalisant avec celle de l’État.
Dans un discours prononcé à la fin du dîner donné par Farid el-Khazen, il redira que la souveraineté doit être sans partage, aussi bien en politique intérieure qu’en politique extérieure ou sur le plan de l’intégrité territoriale.
Sur le plan arabe, le patriarche redira sa foi dans le dialogue, dans un compromis; il s’inscrit en faux contre la guerre et les pratiques terroristes, et réaffirme le rôle modèle que pourrait jouer le Liban de la concorde religieuse dans l’avènement d’un printemps arabe non fanatisé.
L’incomparable endurance du patriarche Raï dans les soirées et dîners en son honneur fera, jeudi, une fois de plus ses preuves. Alors que les convives se hâtent de partir, sautant le dessert, le patriarche reste attentif à la présence des uns et des autres, se prête au jeu des photos, réserve un mot aimable à tous, en particulier aux Khazen, « gardiens de Bkerké », auxquels il adresse ses remerciements pour le dîner donné en son honneur, se rappelant publiquement qu’ils lui ont « en premier accordé le baiser de félicitations en la joyeuse matinée du 15 mars 2011 ».
L'orient le jour