cf. http://www.france-catholique.fr). En voici un premier volet.
Zenit – Les partisans de la loi Taubira, ne cessent d'expliquer aux opposants que leur combat est vain et que tous, peu ou prou, finiront par se rallier à une législation qui correspond à l'évolution profonde des sociétés modernes. Vous croyez que dans six mois, tout sera oublié des grandes manifestations de l'année 2013 ?
Gérard Leclerc – C'est une hypothèse à envisager et qui correspond d'ailleurs à une tendance récurrente du corps social à prendre acte des modifications qui lui ont été imposées, en revenant en quelque sorte à la normale. C'est un peu ce qui s'est passé après les années de guerre où ceux qui avaient été les plus actifs dans la résistance se sont retrouvés presque banalisés dans la vie ordinaire qui reprenait ses droits. En ce qui concerne le parti communiste, c'est presque stupéfiant. Les héros rentrent dans le rang ou sont carrément écartés des responsabilités. Toutes choses égales, il s'est passé un peu la même chose pour l'enseignement catholique après l'intense période de mobilisation des années 1981-1984. Mon amie Marie-Michel Lebret, qui avait été, à l'intérieur de l'appareil de la rue Saint-Jacques, une des chevilles ouvrières du mouvement contre l'intégration de l'école catholique à l'enseignement public, m'a raconté comment le vieil appareil, qui s'était trouvé en sommeil avait repris les commandes par la suite, presque férocement. Déjà à cette période, la mobilisation populaire était considérée avec quelque crainte par ceux qui, dans l'Église, redoutaient une dynamique qui aurait changé les donnes du catholicisme français, d'autant que ces structures, type Action catholique, étaient en pleine déshérence. Il y avait, n'ayons pas peur de le dire trente ans plus tard, plus qu'une différence d'analyse entre le cardinal Lustiger et la direction de l'épiscopat français. Le secrétaire général de l'époque me reprocha au moment de la publication de mon livre intitulé La bataille de l'école de l'avoir écrit à la gloire de l'archevêque de Paris !
Je remarque qu'on n'en est plus là puisque dans cette affaire du mariage, l'archevêque de Paris et le président de la Conférence épiscopale ne faisaient qu'un en la personne du cardinal Vingt-Trois et qu'il n'y avait plus de hiatus sur la conduite des opérations. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu des opposants (et des mécontents) dans l'Église, voire dans l'épiscopat, à la ligne suivie, mais ils ne se sont guère fait entendre. Il n'empêche que ces opposants aspirent à ce que tout s'arrête et que l'on rentre doucement dans l'enfouissement, la réserve prudente, si ce n'est le ralliement implicite à l'évolution normale de la société. Cette dernière est d'évidence redoutable, propulsée par une logique individualiste et une culture largement dominante. C'est ce qui fait le côté héroïque, tout à fait imprévu, voire même stupéfiant de la résistance menée à l'enseigne de la Manif pour tous.
Pourtant, mon pari à moi c'est que cette résistance ne va pas s'arrêter, parce que cet héroïsme défie l'à-quoi-bon capitulard : il est porté par une conjoncture supérieure, celle que Maurice Clavel appelait historico-transcendantale.
Votre recours à Clavel et à ses analyses « prophétiques » n'est pas toujours bien compris…
Ce qui m'a retenu, au moment de 1968, dans les articles que Clavel publiait dans le quotidien Combat et dans Le Nouvel Observateur, c'est qu'il ciblait complètement l'événement, mais en le rapportant à une logique qui prenait en défaut la plupart des analystes du moment. Là où on croyait voir une révolution classique, lui voyait un enjeu métaphysique, là où on pensait que l'inspiration marxisante était déterminante, lui prétendait qu'elle était mourante. Si l'on assistait partout à une inflation de « parler marxien », c'était presque sur le mode d'un parler martien. On utilisait les mots disponibles, mais ils ne correspondaient plus à leur signification classique.
Quelque chose aspirait à naître, à se révéler, mais il n'y avait pas encore les mots pour le dire. Avec un monumental culot, Clavel prétendait que ces mots appartenaient au christianisme, parce que c'était le christianisme qui possédait la clé du mouvement de fond. Bien sûr, tout cela relevait d'un paradoxe particulièrement brutal, si l'on songe que les agents de la révolution profonde sur lesquels il s'appuyait n'étaient autres que les maoïstes les plus incandescents, voire les plus fous, au sein des groupuscules qui menaient la danse ! Et pourtant il avait raison sur toute la ligne. Le maoïsme prétendu d'un Pierre Victor (secrétaire de Sartre, et dirigeant secret de la Gauche prolétarienne) anticipait sur la métamorphose de Benny Levi (son véritable nom) parti à Jérusalem étudier les textes sacrés. Il anticipait également la découverte de l'Ange par Guy Lardreau et Christian Jambet, reconnaissant que leur désir inassouvi de révolution ne trouvait son modèle que chez les ascètes et même les stylites les plus radicaux des origines chrétiennes, voire la sagesse du chiisme iranien…
Bien sûr, pour les gens sérieux, ce n'est pas du tout sérieux. D'ailleurs, qu'est-il resté de ces moments de délire intense, si ce n'est le souvenir éphémère d'une illusion fugace ? Oui, mais alors tout le monde est bien d'accord pour reconnaître que Mai 68 marque un tournant culturel qui s'est imposé dans les représentations et les mœurs. C'est donc que le fond des choses était bien d'ordre culturel et que l'on est passé d'un monde à l'autre.
Pour faire bref, des idéo-lo-gies sacrificielles du dévouement au bien public aux idéologies libéralo-libertaires d'inspiration hédoniste et consumériste. On a bien pu donner à ces dernières un habillage rhétorique démocratique, sous le biais du développement des droits, mais ce sont les systèmes de valeurs qui ont permuté. Clavel se situait au moment de la permutation, avec l'espoir d'un tout autre devenir. Je l'ai connu se battant avec une énergie incroyable pour impulser ce qu'il appelait « la révolution selon l'être » et qui réclamait la mobilisation de l'Esprit, avec toutes les forces disponibles. Je pense sincèrement qu'il en est mort, tant l'effort était démesuré. A posteriori, c'est l'appareil économique qui a triomphé, mettant à son service les révolutionnaires dévoyés, qui avaient fait muter leur désir d'un monde nouveau en énergie libidinale, la plus apte à servir le système. J'ai déjà dit qu'à mon sens Guy Debord avait été un des meilleurs révélateurs de cette trahison, dénonçant dans un journal comme Libération le renversement de l'espoir de la révolution avortée.
Pensez-vous sérieusement que la génération des veilleurs est l'héritière la plus authentique de l'espoir déçu de 68 ?
Propos recueillis par Anita Bourdin
(à suivre)
zenit