Ce premier décembre, même sans neige ni pluie, avec son soleil de juillet, apporte un air de fête, une atmosphère de Noël. La ville s’est parée, non seulement de ses funestes embouteillages, de ses crèves misères, de ses insolences civiques et sécuritaires, de son marasme économique, mais de ses colliers de lumière, de ses vitrines rutilantes, de ses espaces scintillants.
L’église Saint-Maron à Gemmayzé aux murs extérieurs gardés par des conifères « evergreen » brille de mille feux entre cierges allumés et spots dardés sur l’autel. Une foule dense, en coude-à-coude, sans turbulence aucune, se presse jusqu’aux derniers bancs.
Six jeunes musiciens vêtus de noir occupent le devant de l’autel. Pour l’ensemble des interprètes, la répartition est comme suit : aux violons Livio Troiano et Francesco Bonacini, aux altos Paolo Fumagalli et Jacobo Pigi et aux violoncelles Alejandro Mariangel Pradenas et Francesco Sacco. Au service de ces archets haut de gamme, un répertoire guère tapageur ou démonstratif, mais riche en sonorités aux tons mesurés et au lyrisme maîtrisé. Pour cela un choix de pages de Richard Strauss, Giacomo Puccini, Luigi Boccherini, Guiseppe Verdi et Pietro Mascagni.
Sans effets grandiloquents, un mélange savoureux liant musique de chambre et vocalises lyriques transposées au monde des boîtes magiques. En toute discrétion de talent et sans éclats de virtuosité. La bravoure est dans le détail, la minutie de l’exécution, le sens des cadences et l’esprit concertant.
Droit à la réflexion et à l’opéra qui pose l’énigme, que nul n’élude, entre verbe et musique, par le biais du Capriccio de Richard Strauss. Œuvre élitiste et un peu ardue, aux sonorités prêtant le flanc à une discussion abstraite pour la priorité des mots sur les lignes harmoniques. Le compositeur du Chevalier à la rose, sous prétexte d’une conversation sur la musique, a ici des accents d’une froide rigueur.
Puccini, dans un quatuor, prend le relais et donne droit à la chair et aux sentiments. La gravité des chrysanthèmes pour ces amours meurtrières, éternelles car impossibles. Entre deux soupirs de cordes pincées jusqu’au sang, la dame à l’ombrelle et aux joues fardées se meurt de passion sous les embardées des archets incendiés ou lâchés comme pour un instant de silence, d’abandon et de liberté. Et l’incomparable voix de Puccini, à travers ces mélodies, a toujours le devant de la scène et habite les lieux. Comme cette aria où tout se joue sur les rives d’un lac aux eaux lisses quand le cœur, irrémédiablement, chavire.
Changement de ton, de siècle et d’horizon avec la musique de cour et de chambre du Sextuor en fa mineur de Luigi Boccherini. Quatre mouvements alternant vivacité, douceur, rêveries, harmonies entre pointes et contrepointes. Une narration comme un jeu de damier, toute en touches équilibrées, délicates, soyeuses et fluides. Touches légères et agiles comme les pas d’un chat qui fugue.
Pour terminer, en un arrangement et transcription de Ciceri, un air de piété métissée de désarroi avec l’extrait de l’Ave Maria d’Othello de Verdi. Mélodie qui rentre droit au cœur avec son parfum de prière, de passion, de doute, de frayeur. Le Maure et sa Desdémone, tous les deux captifs des trémolos des violons et altos et des mugissements plaintifs des violoncelles. Suit immédiatement (toujours sous la griffe de Ciceri) l’Intermezzo de Cavaleria Rusticana de Pietro Mascagni, un extrait placé sous le signe du tragique et des sombres présages.
Lyrisme du bel canto à travers la cage dorée des instruments à cordes, concertants et déconcertants. Cela surprend et émeut. Dans leur profondeur et leur légèreté. Aussi bien, si ce n’est davantage, que les voix humaines.
Les dernières notes éteintes, pour cette prestation au-dessus de tout éloge, faite d’absolue sobriété, de maîtrise sans ostentation, de netteté d’un son limpide comme du cristal, avec des nuances extrêmes et une remarquable synchronisation, petit applaudissement de la part du public. Maigre applaudissement, certes respectueux, mais distant et presque mou, qui n’a même pas gratifié les musiciens d’un bis…
Foi de mélomane, c’est ce qui s’appelle ne pas faire fête à un cadeau. Et de surcroît de qualité.