doit tenir « compte des aspirations à la liberté et à la citoyenneté responsable ».
Dans cet entretien à ZENIT, Mgr Vincent Landel, archevêque de Rabat et président de la Conférence épiscopale des régions d'Afrique du Nord (CERNA), évoque les motivations de ceux qui ont voulu la « révolution » dans le pays de Kadhafi et les aspirations de la jeunesse, véritable moteur du changement. Il exprime enfin son point de vue sur la manière d'arrêter le flux de migration massive de ces derniers mois, exacerbé par les émeutes sur le continent africain.
ZENIT : Plusieurs observateurs parlent d'un « printemps du monde arabe » qui a pris de court l'Occident. Qu'en pensez-vous ?
Mgr Landel : Je crois que c'est un « printemps », car il s'agit de quelque chose qui veut naître, à travers tous les balbutiements et les imprévus d'une naissance ; mais aussi à travers toutes les difficultés de ces personnes qui n'ont pas toujours eu la liberté de s'exprimer. L'Occident s'est interrogé sur les successions dans tel ou tel pays, mais sans trop réaliser, peut-être, ce qui se vivait vraiment dans ces pays, sans voir émerger ces esprits vifs et lucides qui commençaient à s'organiser. L'Occident s'est peut-être trop axé sur le « politique », sans prendre suffisamment conscience de toutes les difficultés sociales qui surgissaient. Même s'il y a du politique dans ce qui vient de se passer, c'est surtout le « social » qui a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Mais ce qui a étonné bien des personnes, c'est que les manifestants n'ont pas voulu être récupéré par tel ou tel parti politique ou religieux. Ils ont su être vigilants, et sont allés jusqu'au bout de la « purification politique et sociale » qu'ils prônaient. Ils ne se sont pas laissés amadouer, ni même acheter.
Derrière ce soulèvement, il y a le peuple bien sûr, mais pas tout le peuple. On y trouve une catégorie très précise : celle des jeunes, des diplômés et des chômeurs, des personnes déçues, sans emploi, sans logement, sans perspective d'avenir…
C'est vrai, seule une partie du peuple était présente. Comme dans tout pays, il y a toujours des personnes qui profitent du régime existant et qui ne sont pas prêtes à le voir changer : elles ont trop d'intérêts à ce que cela perdure. Mais le « leitmotiv » de ces bouleversements a été un appel « à la liberté, à la dignité, à la justice » : tout ce peuple soumis par obligation a souhaité devenir un peuple de citoyens responsables. Il n'y a jamais eu une quelconque volonté religieuse de récupération.
C'est donc un peuple de jeunes, de chômeurs diplômés, regroupant tous ces exclus de la société (exclus en raison du manque de travail, du manque de logement décent, d'une mauvaise scolarisation) qui s'est soulevé. Mais c'est aussi le peuple de la « classe moyenne » qui n'était pas au pouvoir mais dont l'avenir était bouché – même s'ils avaient du travail, mais ils n'étaient pas dans le sillage du pouvoir. Le règne de la corruption et du clientélisme a anéanti beaucoup de bonnes volontés. Un pouvoir aveugle n'a-t-il pas été à l'origine de ce jeune diplômé qui s'est immolé en Tunisie ?
Mais ce soulèvement d'une façon générale s'est fait dans une certaine non-violence ; hormis lorsque certaines forces de l'ancien régime sont montées au créneau. Mais dans l'ensemble, l'armée a su maintenir l'ordre sans employer la violence des armes (sauf en Libye). Dans d'autres pays qui font maintenant leur « révolution », les armes ont malheureusement été employées très rapidement. Pourquoi ? En Libye, la situation est un peu différente, car nous sommes dans un peuple de « tribus » : à la contestation sociale s'est mêlée une lutte entre les « tribus », entre celle qui est au pouvoir et les autres ; celles qui sont riches et les autres. A cause de toutes ces divisions tribales, la Libye n'a pas eu la chance de s'unir comme nation.
Mais d'une façon générale, ce sont les médias qui ont construit cette nouvelle mentalité « démocratique ». Les gens voient ce qui se vit ailleurs, ils voient que dans d'autres pays la parole est libre, que la différence d'opinion peut être une richesse : l'esprit critique s'est mis à fonctionner et ne peut plus accepter un pouvoir qui s'impose sans concertation, sans partage, un pouvoir oppresseur.
Un régime comme celui du Maroc a su prendre les devants grâce au discours du 9 mars de Sa Majesté Mohammed VI : bien sûr, tout n'est pas pour autant résolu, mais un train de réformes est en route. Le danger, ici comme ailleurs, est de vouloir tout, tout de suite : des transformations politiques et des évolutions sociales. Il faut donner du temps au temps.
A propos des relations entre chrétiens et musulmans : sont-ils, selon vous, unis dans la lutte pour la démocratie et la recomposition des injustices sociales ?
De par mon expérience au Moyen-Orient, je peux dire que ces « révolutions » n'ont jamais touché la sphère religieuse. En Égypte, on a vu des jeunes musulmans et des chrétiens sur la même place, fiers de leur foi et de leur citoyenneté égyptienne. Ce sont les Égyptiens, dans leur ensemble, qui vont faire évoluer le régime.
De nombreux pays occidentaux ont peur que des partis religieux extrémistes prennent le pouvoir ; mais je crois que les jeunes ne sont pas prêts à se faire confisquer leur révolution. Ils étaient peut-être « extrémistes » dans un régime autoritaire, mais ils sont aujourd'hui beaucoup plus modérés devant la réalité.
Dans tous les pays du Moyen-Orient, on est chrétien et citoyen, avec les mêmes droits et devoirs que les musulmans et que les autres. Mais dans tous les pays du Maghreb (Libye, Tunisie, Algérie, Maroc), les chrétiens sont pratiquement tous des « étrangers », ils ne peuvent donc pas être citoyens. De plus, les chrétiens au Maghreb sont une infime minorité, souvent de passage pour le travail ou les études. Au Maghreb, les chrétiens participent au développement du pays, et donc a une plus grande justice sociale ; mais ils n'ont pas de part à toute cette démocratie à laquelle ils peuvent aspirer pour les citoyens, mais sans pouvoir y participer.
Ceci étant dit, chacun restant à sa place, il y a une estime réciproque qui s'établit. Et ce ne sont pas ces événements qui détruiront ces liens tissés au fil des ans.
Même si ce mot a été employé sur les deux rives de la Méditerranée, ne parlons pas de « croisades ». C'est vrai que pour un arabe, un occidental est un chrétien ! Et que pour un occidental un arabe est forcément un musulman. Ce sont de faux raccourcis ! Ne transformons pas ce qui se passe actuellement en « guerre de religions ».
Ces événements ont provoqué des déplacements de populations : les révoltes dans le monde arabe ont accéléré le processus migratoire et des milliers de migrants sont déjà arrivés en Italie depuis le mois de janvier tandis que d'autres ne pourront pas être accueillis. Quelles politiques d'immigration – possibles et réalisables – proposez-vous ?
Il est vrai, en particulier dans le cas de la Libye, que ceux qui pouvaient avoir recours à une ambassade sont retournés chez eux. Mais les « pauvres d'entre les pauvres » que sont les Éthiopiens, les Érythréens et de nombreux subsahariens » sont en Libye, non pas pour le travail, mais en transit vers l'Europe. Ces événements les font errer dans les rues en espérant trouver un passeur qui leur fera traverser la mer. En Égypte, et en Tunisie, de nombreux chômeurs se sont embarqués pour les côtes italiennes ; c'est vrai, cela fait beaucoup de monde qui migre. Mais peut-on reprocher à des gens qui n'ont pas de quoi vivre chez eux d'essayer d'aller en Europe pour pouvoir faire vivre leur famille et payer les études de leurs enfants.
Ce drame ne pourra pas cesser tant qu'une certaine justice internationale n'aura pas été mise en place. Ce n'est pas de gaîté de cœur que ces personnes veulent venir en Europe ! Tant que l'argent ne sera pas équitablement partagé entre les peuples, nous serons confrontés à cette question. Au début du siècle dernier, les Italiens sont arrivés en France pour ces mêmes motifs ; mais ils étaient chrétiens ! Une justice internationale doit exister pour aider les pays d'Afrique à aller de l'avant. Mais il faut un changement de mentalité. Lorsque j'allume la télévision en occident et que je vois toutes ces manifestations ou ces grèves pour les salaires, pour les écoles, pour les conditions de travail, pour la santé, pour le pouvoir d'achat, je me dis au fond de moi qu'ils ont sûrement de bonnes raisons. Mais si ces personnes allaient passer un mois en Afrique, au cœur de la brousse, peut-être que les mentalités changeraient. Bien sûr, il y a de la corruption, du clientélisme et beaucoup d'autres choses : mais cela existe aussi en occident. Tant que nous n'accepterons pas de partager la richesse mondiale, les migrations continueront ! Et si nous sommes chrétiens, nous sommes appelés à partager et pas seulement le superflu.
Mais actuellement, ce qui se greffe sur la migration, c'est que la majorité des migrants sont musulmans et que dans notre esprit, un musulman est un extrémiste, un terroriste. Comment accueillir quelqu'un dont nous avons peur ? Là encore, nous avons à vivre une grande conversion. Nous, chrétiens qui avons la grâce de vivre en pays musulman, nous pouvons vous assurer que nous vivons des rencontres très enrichissantes dans la paix et la sérénité.
L'intervention occidentale dans ces pays continue de diviser. Les dissensions au sein de la communauté internationale persistent et que nous le voulions ou non – comme vous l'avez précisé dans un communiqué – la guerre au Proche-Orient sera toujours vue comme une « croisade ». Que faut-il faire pour dialoguer et tenter de trouver une solution pacifique ?
Nous avons employé le mot « croisade » dans notre communiqué, car il a été employé sur les deux rives de la Méditerranée. Mais dans notre esprit, il n'est nullement question de guerre de religion. Il y a seulement un appel pressant à plus de liberté, plus de dignité et plus de justice ; un appel pressant à devenir des citoyens responsables et non pas téléguidés. Mais en ce qui nous concerne, je veux réaffirmer, comme l'a souligné le Saint-Père que « la guerre ne résout rien » et que « lorsqu'elle s'enclenche, elle est aussi incontrôlable qu'une explosion dans un réacteur nucléaire ». « S'asseoir à une même table n'est-il pas l'unique chemin à prendre ensemble pour pouvoir retisser les liens qui ont été rompus et recomposer un tissu social qui bannit la revanche et la haine » ?
Propos recueillis par Mariaelena Finessi
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