Ce texte s'adresse à toutes les autorités civiles et religieuses concernées, mais aussi – et surtout – à tous les citoyens libanais. Le Liban possède cinq sites inscrits par l'Unesco au patrimoine de l'humanité.
Pour un aussi petit pays, c'est un incontestable sujet de fierté. Mais cet honneur n'est pas une simple reconnaissance du passé, il est surtout un engagement pour le présent et le futur.
Par la faute des Libanais, l'un de ces sites est en grand danger d'être rayé de la liste : le défendre est impératif.
C'est à plus d'un titre que la Qadicha, ou Vallée Sainte, mérite d'être préservée.
– Sa beauté naturelle. Quand on y descend de Hawqa, le paysage est à couper le souffle. Un voyageur français du XVIIIe siècle, pris de peur devant sa profondeur vertigineuse (des sentiers ont été aménagés depuis !), la décrit comme un « lieu affreux1 » que « seul peut atteindre l'oiseau ». En bas, pris entre deux falaises abruptes, le regard ne peut se tourner que vers le ciel.
– Son histoire. La présence pendant quatre siècles du patriarche, vivant au milieu de son peuple, partageant avec lui l'insécurité (sous l'église de Qannoubine se trouve une cachette qui a dû servir à plusieurs reprises), les souffrances (le patriarche Simon de Hadeth n'a-t-il pas été frappé à coups de bâton par les sbires ottomans et laissé pour
mort malgré ses 100 ans passés ? 2), et la misère (le patriarche – était-ce le même ? -, lors d'une grande famine, distribua tous les revenus des églises et vendit sa propre croix pectorale pour subvenir aux besoins de son peuple). Ainsi, nous comprenons mieux dans quel esprit s'est forgée la communauté maronite, et pourquoi Qannoubine en est le cœur3.
– Sa dimension spirituelle. Comment, croyant ou non, ne pas être saisi de respect à la pensée de ces centaines, ces milliers de saints qui, pour l'amour de Dieu seul, ont tout quitté pour vivre rudement dans une simple grotte, consacrant toute leur vie à la prière et la méditation ?
Permettez-moi de vous conter une anecdote personnelle.
Lorsque, mon bac en poche, j'entrai à l'université, pour m'aider à financer mes études, mon ancien collège me proposa un poste de surveillant. Cette proposition était d'autant plus la bienvenue qu'elle était assortie d'une chambre sur place, ce qui m'évitait le paiement d'un loyer. Mais la première nuit, je fus témoin d'un étrange phénomène : la lumière éteinte, les ombres demeuraient sur le mur comme si elle était encore allumée ! Après avoir refait l'expérience, et vérifié qu'il ne s'agissait pas de taches ou de poussières, je finis tout de même par m'endormir. Le lendemain, je fis part de cette aventure à un collègue plus ancien. Éclatant de rire, il me répondit : On ne t'a donc pas prévenu !
– Prévenu de quoi ?
– C'est très simple. Pendant la guerre, le collège a été occupé par les Allemands. Quand ils sont partis, il a fallu tout nettoyer et refaire les peintures. Dans un dépôt, on a trouvé un pot de peinture qu'ils avaient abandonné, juste suffisant pour une chambre : la tienne. Plus tard, on s'est aperçu qu'il s'agissait de peinture phosphorescente !
Eh bien il en est de même dans cette vallée : les saints l'ont quittée, certes, mais leur ombre y demeure.
C'est pourquoi la vallée tout entière est sainte. Et ce qui est saint ne doit pas être profané.
Comme un monastère ou une cathédrale, on peut la visiter en touriste ou bien en pèlerin, mais, croyant ou athée, on se doit de la respecter.
Les bulldozers qui chaque année élargissent le chemin d'accès4, les tirs de chasseurs, les tronçonneuses qui taillent du bois de chauffage, la coupe de taillis de chêne pour faire du charbon de bois, les constructions anarchiques, sont non seulement des actes illégaux, mais autant de profanations. Profanations aussi que les ordures jetées dans la rivière ou abandonnées sur place, la musique de cabaret des restaurants ou des pique-niqueurs, et les pétarades des squads. Seuls devraient s'entendre, dans ce lieu saint, le murmure de la rivière ou du vent dans les pins, les cantiques des pèlerins et ceux des oiseaux.
En plus de trente ans, j'ai guidé dans la Vallée des centaines de visiteurs : pèlerins, randonneurs, ou simples touristes. J'en témoigne : tous ont été bouleversés. Aucun, croyant ou non, voire athée, n'en est reparti indemne. Sur tous ceux qui viennent lui rendre visite, avec leur cœur – peut-être est-ce justement parce qu'elle est sainte -, la vallée de Qannoubine exerce une étrange emprise.
Spécialement à la jeunesse libanaise à qui la société moderne ne propose guère d'autres valeurs que la poursuite du confort et de la richesse, du pouvoir et du plaisir, elle apporte de multiples enseignements.
Le couvent patriarcal, dans son auguste simplicité, est en lui-même une merveilleuse leçon d'humilité et de pauvreté.
Gravir les raides sentiers de la montagne fait découvrir la valeur de l'effort et la joie qui l'accompagne. Et lorsque, après plusieurs heures de marche sous le lourd soleil d'été, vous atteignez enfin la Source du Patriarche, son eau surpasse pour vous le meilleur des champagnes. Vous comprenez alors cette leçon toute simple, mais qui vous aidera à découvrir un sens pour votre vie : « C'est la soif qui donne à l'eau son goût ».
Une nuit passée dans la vallée, loin de tout confort, avec pour seul toit le ciel étoilé, permet de reconnaître la relativité des choses, de discerner l'essentiel. Peut-être, fermant les yeux, vous semblera-t-il alors entendre les cantiques des moines d'autrefois, et vous voilà hors du temps, et la brume qui monte de la mer évoque pour vous la fumée d'encens dont on dit que la vallée était jadis remplie.
Voilà tout ce que je souhaite à chacun de découvrir.
Voilà tout ce qui est en danger de mort. Voilà ce qu'il faut à tout prix sauver.
Au secours !
Centre catholique d'information