En toute liberté
Ce sont de grands cimetières où dorment des hommes las, tourmentés, des hommes qu'on a envoyés à un paradis qui s'est trouvé être un abattoir et où, comme des animaux, ils ont désespérément meuglé et bêlé, avant d'avoir la carotide tranchée par un couteau bien effilé ; avant d'être suspendus et dépecés : chair à historiens, chair à oraisons funèbres, chair à leçons données aux générations futures.
Nous, civilisations, nous savons non seulement que nous sommes mortelles, comme disait sombrement Valéry, mais aussi pourquoi : l'homme n'est pas perfectible comme une espèce de maïs. C'est librement qu'il se perfectionne. La notion de progrès n'existe qu'avec celle de régression, en raison même de la nature de l'homme, livré tous les jours à ses choix. Le positivisme, l'idéologie, voilà l'ennemi.
Pour accéder à notre propre histoire, il faut donc d'abord dénoncer les idéologies, où les messianismes historiques qui ne sont que des idéologies habilement déguisées : races, cultures nationales, empires, croissant chiite, croissant fertile, lutte des classes, réveils islamiques, sont autant d'écrans, de filtres idéologiques qui nous empêchent de voir notre propre histoire qui est là, qui s'écrit dans la fraternité, dans l'exaltation d'un combat mené en commun où nous avons redécouvert le Liban, dans la crainte dramatique de perdre notre patrie.
Nous avons notre propre histoire, redisons-le une fois de plus, c'est celle de la convivialité, un des innombrables noms de la démocratie, de l'amour.
Après l'avoir découvert comme patrie, avec Mohammad Mehdi Chamseddine, les chiites du Liban l'ont reperdu avec le Hezbollah, pour lequel le Liban est d'abord un front de lutte contre Israël et peut-être aussi contre l'Occident. Une lutte à la fois militaire et culturelle. Pourtant, par mimétisme, ils répètent à cinquante, cent ou six cents ans de distance les erreurs d'un Occident qu'ils haïssent sans pouvoir s'empêcher de l'imiter, lui empruntant une technologie, des connaissances et des valeurs qu'ils auraient eu bien du mal à formuler, des méthodes et des conduites qu'ils n'ont cessé de dénoncer. Ils accueillent à bras ouverts un héritage dont ils renient le légataire, s'obstinant à le condamner tout en jouissant de ses fausses richesses. Pas de doute, la mission politique du Hezbollah affaiblit sa mission purement religieuse.
À défaut donc d'un idéal politique commun qui, de toute évidence, nous échappe encore, tandis que certains jouent systématiquement la carte de la confusion, empêchant notre mémoire de se cristalliser en une conscience nationale véritable, et en attendant que le mot « patrie » ait la même valeur pour tous, nous pourrions mettre en œuvre une politique économique et sociale capable de fédérer les communautés autour d'un projet social.
À l'heure où certains ont le front de vouloir s'en prendre à l'un des grands acquis sociaux des années 60, la Sécurité sociale, la doctrine sociale de l'Église offre aujourd'hui à notre pays une vision cohérente de l'économie politique, jetant un regard critique sur tous les systèmes. Une doctrine qui se rapproche beaucoup de la vision économique de l'islam, dans sa notion anthropologique d'une humanité capable de justice et de charité. Capable aussi de don et appelée à la transcendance.
Il n'y a pas de raison pour ne pas puiser dans cette doctrine des valeurs et des conseils pratiques qui déblaieraient la voie à un Liban plus juste, plus humain. Benoît XVI a publié, il y a quelques mois, une encyclique, « Charité dans la Vérité » (Caritas in Veritate), qui se situe dans la droite ligne de la célèbre encyclique de Paul VI sur le « Progrès des peuples », qui fit date dans les années 70. « Le développement est le nouveau nom de la paix », y affirmait en particulier Paul VI, au plus fort de la lutte des pays du tiers-monde pour sortir de leur sous-développement.
L'encyclique de Benoît XVI poursuit la réflexion de Paul VI, tout en tenant compte des profondes modifications au paysage économique provoquées par le phénomène de la mondialisation des échanges – « La richesse mondiale croît en termes absolus », dit-il – et les nouvelles inégalités qu'elle engendre, réalités qui n'étaient pas encore évidentes il y a 40 ans.
Voici le passage de l'encyclique qui parle du système de protection sociale. Il parlera de lui-même aussi bien à chacun de nous qu'aux responsables syndicaux. On y reconnaîtra, au passage, l'une des idées fétiches de Rafic Hariri, la course à l'attraction des capitaux et des investissements.
« Du point de vue social, les systèmes de protection et de prévoyance qui existaient déjà dans de nombreux pays à l'époque de Paul VI peinent et pourraient avoir plus de mal encore à l'avenir à poursuivre leurs objectifs de vraie justice sociale dans un cadre économique profondément modifié. Le marché devenu mondial a stimulé avant tout de la part de pays riches la recherche de lieux où délocaliser les productions à bas coût dans le but de réduire les prix d'un grand nombre de biens, d'accroître le pouvoir d'achat et donc d'accélérer le taux de croissance fondé sur une consommation accrue du marché interne. En conséquence, le marché a encouragé de nouvelles formes de compétition entre les États dans le but d'attirer les centres de production des entreprises étrangères, à travers divers moyens, au nombre desquels une fiscalité avantageuse et la dérégulation du monde du travail. Ce processus a entraîné l'affaiblissement des réseaux de protection sociale en contrepartie de la recherche de plus grands avantages de compétitivité sur le marché mondial, faisant peser de graves menaces sur les droits des travailleurs, sur les droits fondamentaux de l'homme et sur la solidarité mises en œuvre par les formes traditionnelles de l'État social (…) L'invitation de la doctrine sociale de l'Église, formulée dès Rerum Novarum, à susciter des associations de travailleurs pour la défense de leurs droits est donc aujourd'hui plus pertinente encore qu'hier, ceci afin de donner avant tout une réponse immédiate et clairvoyante à l'urgence d'instaurer de nouvelles synergies au plan international comme au plan local. » (25)
L'une des idées fondamentales du pape, c'est qu'il ne faut pas « mépriser les capacités humaines de contrôler les déséquilibres du développement » (14), autrement dit, que « les situations de sous-développement ne sont pas le fruit du hasard ou d'une nécessité historique, mais dépendent de la responsabilité humaine » (17).
L'encyclique comprend aussi une vive critique du « profit » dont « la visée exclusive, s'il n'a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d'engendrer la pauvreté », ainsi qu'une meilleure appréciation du rôle de l'État dans la correction des dysfonctionnements économiques. Voilà un document irremplaçable que nulle commission parlementaire ne devrait avoir honte d'étudier.
L'Orient le Jour 22/09/2009