Eh bien, les choses ne sont pas aussi simples, et d'abord parce que l'état présent du monde arabe – et du monde occidental – a été irréversiblement forgé et tissé par la pensée chrétienne. L'esprit à l'œuvre dans le monde arabe est, en partie, un esprit chrétien. Il continue de modeler notre présent et notre avenir. Par chrétien, il va de soi qu'il ne s'agit pas des dogmes chrétiens proprement dits, mais d'un mode d'être, d'un modèle de rapport entre foi et raison, temporel et spirituel, individuel et collectif.
Mais d'abord, contestons l'expression « chrétiens d'Orient » qui nous parvient d'Occident et nous donne de nous-mêmes une image venue d'Europe. Les chrétiens d'Orient ont autant à voir avec les chrétiens du monde arabe qu'un arbre de Noël fabriqué en Chine a à voir avec les sapins de la Forêt-Noire. C'est une forme sans substance. Un trompe-l'œil. Une convention. Avec de tels instruments conceptuels, on n'ira pas loin.
Mur de bronze
Pour mesurer, évaluer l'avenir des chrétiens dans le monde arabe, il faut connaître l'histoire de ce monde, mesurer le degré de son imprégnation par l'esprit chrétien, d'une part, et savoir, d'autre part, à quel formidable mur de bronze, à quel rempart épistémologique, philosophique, historique, il se heurte, et l'islam avec lui, en ce moment. Il faut mesurer l'état politique et économique du monde arabe et de ses classes dirigeantes, et savoir quel ferment les travaille. Il faut aussi dépasser les forces politiques et militaires brutes qui en façonnent le présent, aussi dramatiques qu'ils paraissent, pour aller en profondeur.
On se rendra compte alors qu'à travers l'université, qui est l'une des réalisations culturelles les plus prestigieuses de la civilisation chrétienne, le monde arabe et l'islam sont mis au défi de la raison critique et de ses instruments exégétiques et historiques. Ce n'est donc pas le christianisme, mais l'islam – l'islam qu'on tente de pétrifier en islamisme -, qui subit en ce moment la plus profonde mutation de son histoire, même si les chrétiens du monde arabe passent dans le même temps par une phase de dépossession de leurs droits religieux et civiques, comme l'accès à la fonction publique, le droit de rebâtir le mur d'une église ou celui de s'asseoir tranquillement sur le pas de sa porte.
Un exemple des défis lancés à l'islam vient de nous être fourni par le guide de la révolution islamique, Ali Khamenei, qui a décrété par avance que les conclusions du Tribunal international sur le Liban, quelles qu'elles soient, et avant même qu'elles ne paraissent, sont « nulles et non avenues ». C'est là le « mur de bronze » auquel nous faisions allusion plus haut. La contestation politico-religieuse de conclusions juridiques dont on pourra vérifier l'objectivité illustre parfaitement la crise épistémologique de l'islam tel qu'il est vécu dans certaines sociétés. C'est le mythe politico-religieux qui revêt un caractère d'infaillibilité, qui prend le pas sur la réalité. L'interpénétration du temporel et du spirituel, à ce niveau, confine à l'absurde. Chez les maronites, on aurait dit « anzé, wlaw taret ». Dans ce cas précis, le conflit irréductible entre un processus juridique et une pensée religieuse est évident, mais combien d'évidences apparemment rationnelles qui sont en fait des blocages épistémologiques inaperçus, imperceptibles.
Produire de la civilisation
Le monde arabo-islamique, aujourd'hui, est mis au défi de « produire de la civilisation plutôt que d'en consommer », affirme avec force le poète d'origine syrienne Adonis. Critique envers les religions, Adonis l'est encore plus des régimes arabes, à l'ombre desquels la pensée critique plafonne comme si, passé un certain seuil, que ce soit pour des raisons religieuses ou politiques, l'esprit s'y appauvrit et retombe invariablement dans la propagande et les lieux communs. Pourquoi ? Comment en sortir ? Voilà les véritables questions que les régimes politiques du monde arabe doivent se poser, à côté de celle que soulève une présence chrétienne devenue par endroits indésirable. Et la seconde question ressemble à la première : quel avenir pour un monde arabe sans chrétiens, c'est-à-dire un monde uniquement arabo-
islamique ?
Pour mieux se familiariser avec ces diverses problématiques et perspectives, plusieurs ouvrages sont en librairie. L'un des plus récents est un livre écrit par le journaliste Jean-Michel Cadiot, aux éditions Salvator, Les chrétiens d'Orient, vitalité, souffrance, avenir. Journaliste, Jean-Michel Cadiot a écrit plusieurs essais sur le Proche-Orient, la vie politique française et la démocratie d'inspiration chrétienne. Il a vécu et travaillé de longues années en Irak et en Iran, et a voyagé à de nombreuses reprises au Moyen-Orient et en Asie. Il est vice-président de l'Association française d'entraide aux minorités d'Orient (AEMO). Son ouvrage est truffé de dates et de chiffres, tant et si bien qu'il en devient un peu aride, le désir de tout dire, et pour le lecteur de tout retenir, en ralentissant la lecture. Mais il faut passer outre ; c'est un livre qui sort des sentiers battus. Il rappelle que les chrétiens sont ferments de modernité dans le monde arabe. L'auteur relate l'histoire mais évoque aussi l'actualité de ces « chrétiens d'Orient », ajoutant à l'approche théologique une analyse géopolitique inédite, avec sérénité et sans occulter les terribles épreuves rencontrées. Il révèle aussi, pour eux, une vision d'avenir.
« Aujourd'hui, écrit-il, dans la fidélité à leurs traditions et à leurs rites, terriblement affecté par les guerres et les oppressions, les chrétiens d'Orient, au nombre d'environ cent millions, forment une communauté dynamique, assoiffée de modernité, de justice, mais aussi de reconnaissance et de respect. »
C'est une évidence, l'avenir des chrétiens d'Orient est étroitement lié à celui du monde arabe. Simplement dit : sans ses chrétiens, sans le processus de « métissage » culturel qu'on nomme dialogue des civilisations, le monde arabe n'a pas d'avenir. L'émergence de la personne, le processus d'individuation, l'aspiration à la liberté, à la conscience individuelle de soi comme sujet de droits inaliénables, comme la liberté de conscience, sont au cœur de la modernité. Par définition, ce processus ne peut être sélectif. Il sera collectif ou ne sera pas.