Le P. Cabes est, depuis septembre dernier, recteur de l’église romaine de la Trinité-des-Monts, dans le cadre des Fraternités monastiques de Jérusalem, sa famille spirituelle. Prêtre du diocèse de Tarbes et Lourdes, il a longtemps dirigé le Service-Jeunes des Sanctuaires de Lourdes, après une thèse de théologie sur le message de Lourdes, unique en son genre et il est professeur de théologie mariale.
A l’approche de la fête de Notre Dame de Lourdes, le 11 février – qui marque l’anniversaire de la première apparition de la Vierge à sainte Bernadette – il évoque pour les lecteurs de Zenit l’actualité du message de Massabielle.
Zenit – Père André Cabes, comment voyez-vous l'actualité du message de Lourdes depuis votre fenêtre romaine?
P. André Cabes – On dit qu’à Rome, depuis toujours, chaque personne, chaque famille, chaque pays, a sa maison. Et Lourdes tout particulièrement. Lourdes, c’est Marie immaculée, que le Pape a voulu reconnaître et vénérer au cœur de la foi de l’Eglise : une grotte de Lourdes est reproduite dans les jardins du Vatican, et contient un des premiers autels de Massabielle. Lourdes, c’est les malades, et avec eux le Saint-Père fête chaque année l’anniversaire des apparitions à Saint-Pierre de Rome, le 11 février, date choisie pour célébrer aussi la Journée Mondiale des Malades dans un grand sanctuaire, cette année Altötting en Bavière. Et quand les Missionnaires de l’Immaculée Conception (Pères de Garaison), premiers chapelains de Lourdes, ont cherché un pied-à-terre à Rome, ils se sont établis dans la maison où était mort saint Benoît Joseph Labre, le saint mendiant, qui a toujours vécu sur la route et est enterré ici à Rome, en l’église della Madonna dei Monti, où j’ai eu la joie d’entrer « par hasard » quand, dans mes premiers jours ici, je cherchais une église ouverte en début d’après-midi. Il est resté le patron de l’Hospitalité de Lourdes ; son diocèse d’origine, le diocèse d’Arras, vient de lui ériger une statue près de l’Abri Saint-Michel.
Si l’Eglise a besoin de lieux où l’on se réunit, où l’on travaille, où tous les évêques du monde viennent régulièrement prier sur les tombes de Pierre et de Paul, et où l’on cherche à renouveler sans cesse les chemins de l’annonce de l’Evangile, elle a aussi besoin de ces lieux et de ces moments de grâce et de repos, auprès de la Mère qui remet sans cesse ses enfants à l’écoute de la Parole : « Faites tout ce qu’il vous dira ! »
Comment expliquez-vous la place que Lourdes occupe dans le coeur des pèlerins italiens, très nombreux à se rendre dans ce haut-lieu spirituel pyrénéen le 11 février malgré la rigueur de l'hiver?
Il est vrai que Lourdes, à certains moments, et précisément le 11 février, est « une ville italienne ». La « religion » des Italiens me semble moins « cérébrale » que la nôtre. Ils comprennent d’instinct ce besoin de se tenir avec Marie à l’écoute de Jésus, sans trop chercher à réfléchir. Ils n’ont pas peur, ils aiment ces gestes du corps proposés à Lourdes, le bain aux piscines, le chemin de croix dans la montagne,… Ils aiment aussi la foule et n’ont pas peur d’exprimer publiquement leur foi, quitte à faire un peu de bruit ! Ils ne sont pas rebutés par le commerce religieux, parce qu’ils savent voir plus loin, comme les enfants, pour qui la maison des parents est toujours la plus belle, car ils la regardent avec les yeux du cœur. Du coup, le voyage ne leur fait pas peur non plus, même dans l’inconfort et le lenteur des moyens de transport. Mais ils savent inventer des améliorations, et leurs organisations de pèlerinage ont sans doute des leçons à donner à bien d’autres.
Que signifie le nom que la Vierge révèle à la jeune Bernadette, le 25 mars 1858 : "Je suis l'Immaculée Conception", et en quoi cela nous concerne-t-il aujourd'hui ?
Il faut relier le nom à la date choisie pour le révéler. Le jeudi 11 février n’a de sens qu’en fonction de ce jeudi 25 mars. Il a fallu trois semaines d’apparitions et trois semaines de silence pour que Marie puisse ainsi ouvrir son cœur à Bernadette. Le 25 mars, neuf mois avant le 25 décembre, c’est le jour de la conception de Jésus dans le ventre de la toute jeune Marie, qui devait avoir alors le même âge que Bernadette en 1858. Elle était « aussi jeune et aussi petite que moi ! » Marie révèle son secret : elle a été conçue immaculée, ce que nous fêtons le 8 décembre : sa Conception est le fruit de l’union de ses parents, ce n’est pas une conception virginale, mais une reprise de la création à son commencement, en-deçà du péché originel. Ainsi, elle pourrait livrer totalement passage à ce Dieu qui voulait venir au monde. S’il y avait eu en elle le moindre doute, le moindre refus, le moindre péché, il serait resté à sa porte. Car il y a une chose que le Tout-Puissant ne peut pas faire, c’est de forcer un cœur à s’ouvrir ! Marie est entièrement ouverte, disponible, elle est uniquement « la croyante », qui ne s’appuie sur aucune puissance mondaine : « Je ne connais pas d’homme ! » Le 25 mars, elle se révèle dans la seule lumière qui nous permette de la reconnaître en vérité, la lumière du Don de Dieu, de l’Esprit qui la couvre de son ombre. Marie est toute relative au désir de Dieu, elle n’existe que dans l’offrande. Elle nous dit ainsi, elle nous montre par Bernadette, ce qu’est une personne humaine en vérité : nous ne sommes nous-mêmes qu’en réponse à un amour qui nous précède et qui nous attend. Nous n’existons qu’en relation, à l’image des Personnes divines qui n’existent que l’une par rapport à l’autre. Nous n’existons que dans le Fils, et nous pouvons alors laisser passer à travers nous la Toute-Puissance de l’Esprit.
Pourquoi le sanctuaire de Lourdes a-t-il encore une sorte de prééminence sur d'autres sanctuaires, notamment les plus récents ?
Je ne pense pas qu’on puisse s’exprimer en termes de place à tenir. Les sanctuaires ne sont pas les pièces d’un échiquier pastoral. Ils sont les signes de la gratuité d’un Dieu qui se donne sans calcul. On peut trouver des raisons humaines pour expliquer le nombre des visiteurs de Lourdes : l’efficacité des moyens de transport, la recherche des miracles, les infrastructures en place,… Mais aucune décision d’un bureau de tourisme, aucun appareil ecclésiastique, ne peut provoquer le succès d’un rassemblement, la rencontre mystérieuse des plus petits, des plus faibles, et leur rayonnement. Un hebdomadaire a pu autrefois railler ces foules de Lourdes, et s’en étonner. « Imaginez le quart des malades de Lourdes dans les rues de Saint-Tropez, c’est la ruine de la station en moins d’une ! Lourdes, c’est le zoo des mal foutus ». Or, pour Lourdes, les guides touristiques mettent « trois étoiles » à une procession quotidienne de malades ! Ce sont bien eux, en effet, qui font Lourdes, et qui font peut-être ressentir aux bien portants en apparence que leurs faiblesses, leurs défauts cachés, ils n’ont pas à en avoir peur : ce peut être comme des blessures par où passera la lumière d’un enfantement nouveau. En tout cas, ce sont les pèlerinages de malades qui permettent à Lourdes de n’être pas seulement un grand lieu où l’on ne fait que passer. Ils restent là, et avec eux ceux et celles qui les accompagnent ; ils constituent ensemble comme la colonne vertébrale du pèlerinage.
Medjugorje, en Bosnie, connaît une fréquentation croissante. Que pensez-vous de ce mouvement de masse qui semble embarrasser les autorités ecclésiastiques ?
Comme pour Lourdes, on peut évoquer à propos de Medjugorje des questions tout humaines, des questions de proximité, de coût. Il y a aussi l’attrait de la nouveauté. L’abbé Laurentin lui-même s’est dit émerveillé de pouvoir se trouver contemporain d’une apparition. Mais, bien sûr, à Medjugorje comme à Lourdes, le nombre des visiteurs doit conduire à des aménagements matériels et à la mise en place de secrétariats, d’administrations, de commerces… Et il faut plutôt accueillir la grâce particulière de chaque lieu. Sans préjuger de la position de l’Eglise sur les apparitions, on peut dire qu’on trouve à Medjugorje la réalité d’une prière toute simple, paroissiale, le chapelet, les litanies, la messe tous les soirs, et une incitation par l’exemple à se confesser, l’invitation aussi à une démarche très concrète comme celle du jeûne. A Lourdes, nous bénéficions de la présence des malades… Il faut sans doute réfléchir au geste du bain aux piscines, et à un accueil de proximité pour tant de personnes qui viennent en dehors des groupes organisés : que nul ne se sente étranger, que chacun puisse sentir se poser sur lui le regard de Jésus sur les malades et les pécheurs, le regard de Marie sur Bernadette. Le chemin de Bernadette est sans doute la grande grâce de Lourdes.
Vous avez écrit, en ouverture de votre thèse de théologie : "Je suis entré à Lourdes par la porte de Nevers" : c'est en effet pendant sa vie religieuse à Nevers que la voyante de Lourdes, sainte Bernadette, a mis en pratique le message de la Vierge. Quelles sont les clés de la sainteté de Bernadette ?
L’évêque de Tarbes, pour reconnaître l’authenticité des apparitions, s’est appuyé, comme premier argument, sur « la qualité du témoin ». « Avez-vous vu cette enfant ? », a-t-il pu dire, tout ému, à ses conseillers après avoir interrogé la voyante. Bernadette désarme par sa simplicité : elle déjouait les pièges en ne les voyant pas ! Un jour qu’elle se trouvait dans le bureau du commissaire avec sa mère, celle-ci, épuisée, manqua de se trouver mal. Le commissaire leur dit : « Il y a des chaises, asseyez-vous. » Bernadette alors s’assit par terre en tailleur : « Oh non, on les salirait ! » Elle voyait bien qu’à n’importe qui d’autre on aurait proposé de s’asseoir sans attendre l’approche du malaise ; mais là il s’agissait de pauvres. A Nevers, Bernadette gardera cette liberté de ton et d’allure. Elle saura ironiser à propos des témoignages qu’on lui demande pour de grands personnages : « Vous me montrez comme un bœuf gras ! » Elle saura surtout avancer dans la nuit avec patience et amour. Elle saura assumer la souffrance : « Je suis moulue comme un grain de blé ! » Avec cette réflexion, elle retrouvait les moulins de son enfance, elle retrouvait l’Evangile. On a pu être tenté de ramener Bernadette à Lourdes, mais il n’est guère facile de transporter son corps, intégralement conservé. Il faut s’éloigner de Lourdes et aller à Nevers, il faut laisser la lumière et accueillir le quotidien… Alors nous nous trouvons en compagnie de ce petit bout de femme, toute jeune, qui semble endormie ; mais elle parle encore et vous convie à ouvrir le cœur à une présence, à une annonce : je ne peux pas ne pas dire ce que j’ai vu ou entendu. Mais je ne suis pas chargée de vous le faire croire… Ouvrez, vous aussi, votre cœur à l’Evangile ! Le quotidien vous apparaîtra illuminé par la grâce, vous serez, vous aussi, frères, sœurs, mères de Jésus !
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