Mgr Benjamin Ramaroson, évêque de Farafangana, à Madagascar, que nous avions rencontré à Rome à l’occasion du synode des évêques pour l’Afrique évoque pour les lecteurs de Zenitce fils de sa terre.Voic la première partie de notre entretien avec l’évêque malgache.
Zenit – Excellence, qui était Lucien Botovasoa?
Mgr Benjamin Ramaroson – Lucien Botovasoa est né en 1908 d’un père baptisé en 1902, l’un des tout premiers chrétiens, puisque les missionnaires catholiques n’étaient arrivés à Vohipeno qu’en 1899. Elève de l’école publique, puis de l’école catholique, il sera baptisé en 1922. Sa mère ne sera baptisée qu’après lui, en 1925. Il est l’aîné de neuf enfants. Elève brillant, il est envoyé se former chez les jésuites de Fianarantsoa ; il en revient comme instituteur paroissial en 1928. Il se marie en 1930 avec Suzanne Soazana, illettrée, dont il aura huit enfants ; cinq seulement vécurent (deux sont encore en vie).
Instituteur modèle, excellent pédagogue, sportif, musicien, chanteur, souriant et enjoué – nul ne le vit jamais en colère – il est aussi un modèle de vie chrétienne, dévoué à tous, soucieux de plus grand bien de ses élèves. Dès 1928, les baptêmes se multiplient dans le bourg d’Ambohimanarivo d’où il est originaire, qui s’étale en bas de la ville de Vohipeno, le long du fleuve Matitanana
Il lit beaucoup ; il apprend, outre le malgache classique, le français et le latin, l’allemand, le chinois (avec les commerçants du coin), l’anglais ; il lit les textes arabo-malgaches. Musicien hors pair, il joue du clairon, tient l’harmonium en virtuose et dirige le chant à l’église. Sa réussite personnelle suscite de sourdes jalousies dans le milieu traditionnel qui l’entoure ; il paraît intouchable cependant, revêtu d’une aura extraordinaire.
Lucien appartient aux associations de jeunes chrétiens de l’époque et les anime ; mais il veut davantage : il cherche une forme de vie où vivre la sainteté des religieux dans le mariage. Il découvre le Manuel des Tertiaires franciscains et forme une première fraternité avec quelques chrétiens convaincus, en particulier une femme de fonctionnaire, de 18 ans son aînée, qui l’a amené au baptême et a préparé son mariage : Marguerite Kembarakala. A partir de 1940, il anime cette fraternité qu’il réunit chaque semaine ; il prend la vêture le 8 décembre 1944. Dès ce jour il devient d’une pauvreté et d’une piété extraordinaire ; directeur de l’école, toujours tiré à quatre épingles, il abandonne ses beaux vêtements et se contente désormais de sandales, de la chemisette et du pantalon kaki, au grand dam de sa femme. Il a la corde aux reins, à même la peau. Il jeûne tous les mercredis et vendredis, se lève chaque nuit à minuit pour prier à genoux, puis se rend à l’église à 4 heures pour prier devant le Saint Sacrement jusqu’à l’heure de la messe. Il devient franciscain dans l’âme, soigne les oiseaux blessés, ne supporte pas qu’on coupe le cou à ses volailles ; son chapelet pendu à sa ceinture, il prie sans cesse, en chemin, aux champs, en allant à l’école et il sait y entraîner les autres, toujours allégrement ; il fait des tournées d’évangélisation dans les campagnes environnantes le samedi ou le dimanche. A la fin de sa vie, il porte sous sa chemisette une haire en toile de sac, sans ostentation, mais non plus sans le cacher à ses élèves qui lui demandent pourquoi : « Pour se maîtriser et ne pas se laisser aller à ses caprices », leur répond-il. Il a pour devise l’Ad Majorem Dei Gloriam des jésuites et il l’explique à ses élèves.
Sa femme, qui a bien du mal à le suivre, ne l’entend pas de cette oreille, et proteste avec véhémence contre ce qu’elle considère comme folie. D’un caractère difficile, elle le houspille souvent et publiquement ; toujours il répond avec douceur et sourire, et finit par la faire rire avec lui. Il l’encourage à soigner le menu familial quand il jeûne ; il lui fait poser des dents en or ; il fait des heures supplémentaires pour qu’elle soit un peu plus à l’aise ; car, en réalité, la vie est dure, le salaire très maigre, le curé, exigeant (le Père Garric, colérique, est alcoolique, et chaque soir, Lucien qui ne boit jamais, le ramène du bistrot au presbytère, avec l’aide du chauffeur ; il dirige parfois la prière du matin quand le curé est hors d’état de dire la messe ; pourtant il lui voue une obéissance totale).
Lucien devient pour ses concitoyens un modèle de réussite humaine – de son village d’Ambohimanarivo, il est le seul à avoir étudié – et chrétienne ; sa parole et son exemple ont un poids considérable dans la vie sociale. Sa probité est proverbiale ; jusqu’à ce jour, on dit à Vohipeno : « Faire comme Botovasoa qui trouve de l’argent et le rend à son propriétaire ».
Comment est-il mort ?
Après la seconde guerre mondiale, un vent d’indépendance souffle sur les colonies françaises. Fin 1946, un des beaux-frères de Lucien, Joseph Manjakafeno, dit Mbododo, devient l’un des acteurs du mouvement indépendantiste sous la responsabilité de son frère aîné, Tsimihono : or Tsimihono est aussi le « roi » ou chef clanique qui règne sur le bourg d’Ambohimanarivo. A ce titre il a droit de vie ou de mort, et nul ne peut s’opposer à ses décisions. Très vite les choses s’enveniment ; Lucien, devenu directeur de l’école, habite maintenant à côté de l’église et du presbytère, au bourg du haut ; il est le bras droit du curé, lequel a partie liée avec les colons et l’administration coloniale. L’administrateur Dumont et le curé Garric favorisent ouvertement le parti anti-indépendantiste. Lucien interdit à ses frères d’entrer en politique : « Cela finira dans le sang » dit-il. De sordides histoires de jalousies se cachent sous les rivalités politiques. De plus, Mbododo, revenu de France glorieux ancien combattant et résistant, n’a pas daigné reprendre la vie conjugale avec la sœur de Lucien et se conduit très mal. Pourtant Garric ordonne à Lucien de rejoindre le parti pro-français sous peine de le renvoyer de son poste d’instituteur ; Lucien obtempère, mais refuse de participer aux réunions ; quand on veut le présenter pour les élections provinciales, il refuse obstinément et se fait insulter et chasser publiquement par l’administrateur ; Garric ne le protège pas ; Lucien est mis pourtant sur la liste noire des ennemis du peuple par les indépendantistes. Depuis des mois, il prédit sa mort à sa femme, à ses parents et amis et prépare les siens à tenir bon dans la foi : il sent venir la persécution et le drame.
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