lui eut confisqué sa marchandise, sa seule source de subsistance.
Les protestations qui ont suivi et passeront à l'histoire sous le nom de « Révolution du jasmin », ont provoqué la fin du régime de Zine El Abidine Ben Ali, contraint à quitter son pays.
Le mouvement s'est rapidement étendu à l'Egypte, où un million de personnes ont manifesté pendant des jours sur la place Tahrir, au Caire (la « Révolution des jeunes »), obligeant, le 11 février, le président Hosni Mubarak à quitter ses fonctions.
Les protestations se sont poursuivies, réprimées plus ou moins violemment, au Maroc, en Algérie, au Yémen, en Iran, puis en Libye où le régime de Kadhafi en est venu aux armes pour étouffer les manifestations.
Pour le père Samir Khalil Samir, Jésuite originaire d'Egypte, professeur de théologie et d'islamologie à l'université pontificale orientale et un des grands experts internationaux de dialogue entre chrétiens et musulmans, ce mouvement représente un « printemps » dans le monde arabe, un autre pas vers la démocratisation des pays de la région.
Voici la première partie de l'entretien que le père Samir a accordé à ZENIT sur le sujet :
ZENIT : Quelle lecture faites-vous des manifestations qui ont renversé le régime de Moubarak, mais aussi celles qui ont eu lieu en Tunisie, en Algérie et, ces derniers jours, en Iran et en Libye pour demander la fin des vieux régimes ?
P. Samir Khalil Samir : Ces mouvements sont plus ou moins nés de manière spontanée. Ce que l'on remarque c'est qu'il y a une majorité de jeunes, qu'il n'y a ni partis politiques ni groupes organisés. C'est une réaction de masse, du peuple.
Le second point commun à tous ces mouvements c'est qu'ils sont dirigés contre des régimes qui durent depuis des décennies, comme en Tunisie (21 ans), en Egypte (presque 30 ans), en Libye (42 ans), au Yémen (21 ans) etc…Cela signifie que presque partout les gens en ont assez, qu'ils veulent un changement et ils le manifestent en disant : « Va-t-en! ». On peut lire en arabe sur les affiches irhal (ارحل), qui signifie « Va-t-en ! », comme pour dire « ça suffit, maintenant ». D'ailleurs le nom arabe du mouvement d'opposition à Moubarak est « kefaya! » qui veut dire « ça suffit ».
Le troisième aspect qui me frappe est que la motivation de fond est la même pour tous ces pays : trouver un emploi, fonder une famille et vivre dans un minimum de décence. Dans le cas de la Tunisie tout est parti de ce jeune tunisien [Mohamed Bouazizi, qui s'est immolé le 4 janvier 2011, n.d.r.] qui avait étudié mais ne trouvait pas de travail et qui décide finalement d'acheter, avec ses quelques économies, un peu de légumes pour les vendre dans la rue. Mais voilà que la police arrive, lui dit « tu n'as pas de permis » et lui prend toutes ses affaires. Sa vie est brisée d'un coup, comme ça, alors qu'il lutte pour vivre. Alors il s'immole, déclenchant un fort mouvement de protestation en Tunisie.
En Egypte, près de 30 millions d'égyptiens vivent avec moins de deux dollars par jour. Un chiffre qui ne permet même pas de vivre simplement. Une situation que l'on retrouve un peu partout. En cela, il y a un contraste très fort avec les responsables, les gouvernants, qui n'ont pas de problèmes dans la vie. Ils mènent au contraire une vie luxueuse. Ils sont très riches. Ils ne possèdent pas des millions mais des milliards de dollars.
Jusqu'ici tout cela a été accepté, mais maintenant les gens réagissent : on ne peut pas, ce n'est pas juste.
Et puis il y a un quatrième aspect qui m'a frappé : le fait qu'il n'y ait pas eu d'agressivité, comme cela arrivait d'habitude, contre personne. Je veux dire par là que l'Amérique n'a pas été attaquée, qu'il n'y a pas eu de drapeau américain ou israélien piétiné. Les gens s'inquiétaient concrètement de leur sort. Et ils n'ont pas tenté de tuer ou de jeter en prison les chefs de gouvernement : ils les condamnent mais les laissent partir. Il ne s'agit pas d'un mouvement dirigé contre quelqu'un mais pour la vie, pour une vie plus décente, plus digne.
Tout cela me fait dire qu'un vrai printemps s'annonce pour le monde arabe et que ce printemps, nous le souhaitons, fera naître quelque chose de positif.
ZENIT : Est-ce le début d'une marche vers la démocratisation ou cela pourrait-il plutôt conduire les radicaux à prendre le pouvoir?
P. Samir Khalil Samir : J'aurais plutôt tendance à dire que nous allons vers une plus grande démocratie. En voyant les photos et les vidéos il est clair que les jeunes ne sont pas des jeunes manipulés par des mouvements radicaux, par des extrémistes. En Égypte c'était assez clair, par exemple musulmans et chrétiens étaient main dans la main, et les extrémistes n'ont pas réussi à les opposer les uns contre les autres. Les politiques n'y sont pas parvenus et ont disparu. Ils ont tenté une contre-révolution, puis ils sont partis. Ce ne sont, en aucun cas, des extrémistes radicaux.
Il y avait même presque une atmosphère de fête. Ce qu'ils souhaitent, me semble-t-il, c'est plus de démocratie. Il y a quelque chose en Europe, en Occident, qu'on ne dit pas, c'est-à-dire que le monde arabe va très mal et que les gens en sont conscients. On peut le lire tous les jours. Le sentiment prévaut d'être devenus parmi les pires du monde. Ce sentiment est très répandu parmi les intellectuels : qu'avons-nous produit pour le bien de l'humanité ? Et il y a une aspiration à pouvoir vivre comme dans les autres pays.
Les gens connaissent bien l'Europe, le monde arabe est très proche de l'Europe. Tous ont de la famille qui vit en France, en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, etc, et ils savent que la vie ici est différente. Ils savent qu'ici, malgré toutes les difficultés économiques, il y a plus de justice, que si quelqu'un a besoin d'aller à l'hôpital pour une intervention, il peut y aller même s'il est pauvre : le système démocratique européen le permet, même s'il ne peut pas payer. Il sait qu'il sera défendu par un avocat, même s'il ne peut pas payer… La justice fonctionne pour les pauvres comme pour les riches, ou presque!
Tout ceci nous le savons par les amis, par Internet que les personnes utilisent de plus en plus, ou alors en en entendant parler par d'autres amis. Cela crée un appel très fort à la démocratie. C'est pourquoi je pense que les mouvements radicaux (qu'ils soient religieux, ou bien communistes, ou autres) ne sont pas représentatifs dans cette révolution. Et ils ne sont pas représentés.
ZENIT : Le document Imam et intellectuels égyptiens : Rénover l'Islam vers la modernité a suscité beaucoup d'intérêt sur Internet. En un seul jour celui-ci a été publié par plus de 12.400 sites arabes. Dans ce document, on parle de séparation entre religion et État, de redimensionner le rôle des femmes, entre autres nouveautés. Ce document reflète-t-il l'esprit qui anime les manifestations ?
P. Samir Khalil Samir : Ce document dont vous parlez, cité par Asianews , c'est moi qui l'ai envoyé: Il est sorti le 24 janvier, soit un jour avant cette révolution. Il n'y avait aucun calcul derrière. Il a suscité, comme vous le soulignez, un grand intérêt : en quelques heures je l'ai retrouvé sur 12.400 sites arabes, suscitant plus de 160 réponses sur le forum de la revue hebdomadaire.
Puis la révolution s'est focalisée sur d'autres choses. Si bien que depuis le 25 il n'y a plus que quelques interventions sur ces sites, notre esprit est occupé à d'autres choses.
Mais dans ces mouvements, la séparation entre religion et État apparaît de nouveau. Ce thème n'apparaît pas seulement dans le document articulé en 22 points. C'est une demande générale ! J‘étais prècisement en train de lire un forum tunisien sur la laïcité, et dans la plupart des interventions on lit « je suis favorable à une vraie laïcité en Tunisie ». Certains répondent « mais la Tunisie est suffisamment laïque », et la réponse est : « Oui, mais sur certains points elle n'est pas laïque, ne donne pas la liberté de ne pas pratiquer la religion ouvertement », « dans les questions d'héritages filles et garçons ne sont pas traités de manière égale», et d'autres choses de ce genre.
Je tiens à dire que ce désir de distinction entre le religieux et l'Etat est un sentiment commun. La religion est une bonne chose en soi et nous ne voulons pas lui créer d'obstacles, pourvu qu'elle demeure dans sa sphère, comme une chose plutôt privée, qui n'entre pas dans les lois de l'État. Par contre les droits de l'homme, eux oui ! Les gens commencent à faire la distinction entre la religion, qui a des principes éthiques, et les droits qui sont la base fondamentale de la vie, tant pour l'individu que pour la communauté. Nous ne pouvons renoncer aux droits humains, disent-ils ici. Et si la loi religieuse va contre les droits humains, alors nous préférons les droits humains à la sharia.
Un aspect sur lequel les gens s'expriment de plus en plus. Je pense que cette prise de conscience est plus généralisée sur les droits de l'homme, sur la vraie démocratie et sur la liberté.
Propos recueillis par Inma Alvarez
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