C'est un monde souterrain de peur, de solitude et de sacrifice, où Enayat, étudiant au visage enfantin de 22 ans, n'accepte de témoigner qu'à l'abri, chez un rare ami sûr de l'ouest de Kaboul, et sous un faux nom. L'univers clandestin des chrétiens d'Afghanistan compterait entre 1 000 et 2 500 âmes menacées, selon leurs amis occidentaux. Les autorités locales, elles, dénoncent en privé une poignée d'« imposteurs » honteux prompts à se dire persécutés dans le seul but d'obtenir un visa pour l'étranger.
En mai, un reportage télévisé montrant un baptême d'Afghans convertis allume la mèche d'une nouvelle poussée de fièvre antichrétienne. Manifestations, appels au meurtre des « félons » : sous la pression, la police interpelle plusieurs chrétiens présumés, dont Musa Sayed, 45 ans et père de six enfants. Emprisonné à Kaboul, cet employé de la Croix-Rouge avoue s'être converti six ans auparavant, et refuse de revenir à l'islam. Il ne sait pas encore si cela lui vaudra la mort, châtiment prévu par la loi islamique, la perpétuité ou l'exil. Ce matin-là, Enayat ne se trouve qu'à quelques centaines de mètres de son ami embastillé, et ses yeux verts en tremblent de « honte pour (son) pays ».
À son arrivée en prison, geôliers et codétenus avaient réservé à Musa un avant-goût de cet enfer auquel ils le voient promis. Pendant plusieurs semaines, il est battu, violé, humilié « de jour comme de nuit », écrira-t-il à ses amis. Une violence à la mesure de l'offense ressentie dans un pays qui a souvent fondé son identité sur la résistance armée et religieuse aux envahisseurs chrétiens, depuis le XIXe siècle. Depuis 2001, plusieurs missionnaires étrangers ou soupçonnés de l'être y ont été assassinés. Les derniers, huit médecins d'une ONG chrétienne, furent tués en août 2010 dans le nord.
Son ami Musa ne peut plus espérer au mieux qu'un exil discret arrangé entre Kaboul et ses alliés occidentaux, comme un autre chrétien en bénéficia en 2006. « S'il sort ici, il va se faire tuer », explique un de ses amis européens. Ce dernier, chrétien installé de longue date dans le pays, se dit optimiste sur le cas de Musa. Maigre consolation à son immense dépit. « Dix ans, et tout cet argent international, pour en arriver là, la prison, la torture ! » peste-t-il ce jour-là en longeant la rivière Kaboul et ses échoppes affairées. Au loin, l'horizon épouse les premières montagnes ocres du sud. « Les talibans, pas besoin d'aller les chercher dans les montagnes », dit-il. « Quand on voit ce qui arrive à Musa, on sait qu'ils sont déjà là, au gouvernement ! »