Le quotidien privé El Nacional s’est vu notifier, le 17 août 2010, l’interdiction de faire paraître des images “violentes, sanglantes ou grotesques” pouvant affecter les plus jeunes. Il a également reçu l’ordre de ne plus publier “d’images,
d’informations et de publicité de toutes sortes contenant du sang, des armes, des messages de terreur, des agressions physiques attisant des contenus belliqueux et des messages sur des morts et des décès, de nature à porter atteinte au bien-être psychologique des enfants et des adolescents”.
Cette décision du Circuit judiciaire de la protection des enfants et adolescents de Caracas, qui concernait d’abord le seul El Nacional, s’étend désormais à l’ensemble de la presse écrite. Elle faisait suite à la publication par le journal, en une de son édition du 13 août dernier, d’une photo de cadavres entassés dans la morgue de Caracas. El Nacional voulait ainsi illustrer le lourd bilan de l’insécurité dans le pays. Le cliché a été repris par le quotidien Tal Cual, au ton lui aussi très critique vis-à-vis du gouvernement.
Cette photo, effectivement très violente, interroge la responsabilité éthique d’un journal de grande audience, bien qu’il ne s’agisse pas d’une publication destinée à la jeunesse. Néanmoins, la présente décision judiciaire pèche par largesse et imprécision. Sur quel critère exact un contenu porte-t-il atteinte au bien-être psychologique des enfants et adolescents ? La photo d’un policier armé dans la rue, d’un soldat en manœuvres mais aussi le simple avis de décès d’un particulier entrent-ils dans le cadre de cette jurisprudence ? La caricature, par définition “grotesque”, d’un dessinateur peut-elle être montrée aux plus jeunes ? S’il est normal de réserver certains contenus ou supports à un public adulte, le débat, la pédagogie et la prévention paraissent préférables à une interdiction hâtive qui risque de produire de la censure et de l’autocensure.
La présente décision évoque la Loi de reponsabilité sociale en radio et télévision (Loi Resorte de 2004) dont l’article 29 prévoit, avec la même imprécision, des sanctions contre les médias audiovisuels qui “promeuvent, font l’apologie ou incitent à la guerre ; promeuvent, font l’apologie ou incitent aux altérations de l’ordre public”.
Dans son édition du 17 août, El Nacional précise par ailleurs que cette mesure s’applique pour une durée d’un mois, soit le temps de la campagne pour le scrutin législatif du 26 septembre prochain. Dans cette perspective, la question sécuritaire provoque à nouveau une polarisation extrême de l’opinion. S’il convient d’éviter la surenchère, est-il vraiment opportun de vouloir limiter l’écho donné à une situation connue de tous ? La question de l’insécurité devrait justement donner lieu à une discussion large sur sa couverture par les médias.
La publication de la photo de la morgue a suscité deux procédures accélérées contre El Nacional . La première, qu’entérine la décision du Circuit judiciaire de protection de l’enfance, a été engagée par la Défense du peuple (Defensoría del Pueblo). Elle pourrait aboutir à une sanction financière équivalant à 2 % des revenus de l’entreprise éditrice engrangés au cours de la dernière année fiscale. Une seconde procédure, émanant du parquet général de la République (Fiscalía), pourrait avoir des conséquences pénales.
Reporters sans frontieres