Les chrétiens pakistanais vivent cependant avec ces lois, et les endurent depuis 20 ans ou plus.
Plusieurs ONG dans le monde entier tentent d'assister les chrétiens au Pakistan quand ils sont victimes de cette réglementation anti-blasphème, ou du climat général de discrimination.
Le Centre américain pour le droit et la Justice (ACLJ) est l'une de ces organisations. Shaheryar Gill, formé aux Etats-Unis et en Corée, est avocat-conseil associé de ce centre.
Dans cette interview accordée à l'émission de télévision « Là où Dieu pleure », Gill porte un regard de l'intérieur sur ces lois anti-blasphème et explique les raisons d'espérer pour le Pakistan.
Q : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous-même ? Vous êtes né et avez grandi au Pakistan ?
Shaheryar Gill : Oui, je suis né dans une famille chrétienne au Pakistan, où j'ai grandi. Puis je suis allé en Corée pour étudier le droit dans une école chrétienne dans ce pays, ensuite aux Etats-Unis. Et maintenant, je travaille avec le Centre américain pour le droit et la justice comme avocat-conseil associé en Virginie.
Comment en êtes-vous venu à faire ce type de travail ?
Avant de faire mes études de droit, je travaillais pour une organisation humanitaire au Pakistan, qui fournissait une assistance juridique aux minorités persécutées dans ce pays, en particulier les chrétiens. Dans le cadre de mon travail, j'ai vu beaucoup de personnes persécutées pour leur religion et victimes de discrimination à cause de leurs croyances. C'est ainsi que j'ai commencé à m'intéresser au droit, et un jour j'ai décidé de m'inscrire à une école de droit.
De quel type de discrimination parlons-nous ?
Au Pakistan, des personnes sont persécutées à cause de leur religion. Beaucoup sont visés par les tristement célèbres « lois anti-blasphème » promulguées en 1986 par un dictateur militaire, le général Zia ul-Haq. En vertu de ces lois, un grand nombre de gens ont été persécutés au cours des deux dernières décennies.
Que signifie la « loi anti-blasphème » ? De quoi s'agit-il exactement ?
En gros, si vous dites quelque chose de diffamatoire sur l'islam, vous pouvez être poursuivi. La plus notoire de ces lois est l'article 295 C du code pénal du Pakistan, qui dispose que quiconque aura, par ses paroles ou ses écrits, ou par des représentations visibles, profané le nom sacré du Saint Prophète, sera puni de mort. D'autres articles du code pénal interdisent la profanation du Coran et des lieux religieux, et même les paroles diffamatoires sur des personnalités religieuses.
Vous dites que cette loi affecte chrétiens comme musulmans. Comment pourrait-elle affecter un musulman ?
Que vous soyez chrétien ou musulman, si vous dites quelque chose de péjoratif sur l'islam, n'importe qui, l'entendant, peut se rendre aussitôt au poste de police et déposer une plainte pour blasphème contre vous. Mais il faut rappeler que ces lois ne sont pas seulement appliquées contre de prétendus blasphèmes, mais également dans le cas de différends personnels entre deux personnes. Par exemple, si une personne décide de donner une bonne leçon à une autre, elle va au commissariat de police et la dénonce pour blasphème. Ainsi, ces lois sont utilisées aussi à des fins personnelles.
Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de l'aide que votre ONG a pu apporter à des personnes qui ont été confrontées à ce problème de lois sur le blasphème ?
Un village chrétien de 135 familles, à Kasur, a été attaqué par une foule d'une centaine de musulmans. L'élément déclencheur a été une accusation de blasphème, à la suite d'une altercation entre un chrétien et un musulman. Le chrétien, qui conduisait son tracteur, a vu une moto arrêtée au milieu de la route. Il a demandé au propriétaire de la moto de bien vouloir la déplacer pour qu'il puisse passer. Et le propriétaire de répondre au conducteur chrétien : « Comment un ‘chuhra' peut-il me dire ce que je dois faire ? » "Chuhra" est un terme péjoratif pour un chrétien.
Sur ce, ils ont eu une petite altercation. Quelques personnes sont intervenues et ont arrêté la dispute, et chacun est rentré chez soi. Quelques heures après, une famille musulmane a rassemblé d'autres personnes et agressé, battu la famille chrétienne. Le lendemain, ils ont annoncé à la mosquée qu'un chrétien avait profané le Coran. Une foule s'est alors rassemblée et a attaqué 135 familles de ce village, et cela uniquement pour une querelle sans importance entre deux personnes.
Une querelle peut donc être facilement politisée ?
Absolument. Elle peut être vite politisée. Les musulmans au Pakistan ne tolèrent aucun blasphème contre l'islam. Rappelons que ces incidents, comme je viens de le dire, peuvent ne pas être des blasphèmes, mais des querelles personnelles. Aussi les gens doivent comprendre qu'ils devraient, au moins, enquêter sur ce qui est arrivé et régler ces disputes personnelles en justice, plutôt qu'en utilisant la loi anti-blasphème à des fins personnelles.
Vous avez dit que "chuhra" est un terme péjoratif pour les chrétiens. Mais, d'une façon générale, quels sont les rapports entre chrétiens et musulmans au Pakistan ?
D'une façon générale, nous vivons en bonne intelligence. Les chrétiens sont autorisés à se rendre à l'église pour leurs offices religieux, mais quand il y a un différend sur la religion elle-même ou une discussion ou un litige qui va plus loin – s'il y a un conflit personnel – il est très facile d'utiliser la loi. Il suffit d'aller à un commissariat de police et de déposer une plainte. Maintenant si tu as une petite discussion avec moi, je (en tant que musulman) n'irai pas à la police, parce que la punition pourrait être une simple amende. En revanche, si je te dénonce pour blasphème, ta vie entière peut être détruite. Ta propriété peut être détruite. Tu pourrais passer ta vie en prison.
Quelle est la sanction typique en cas de blasphème ?
Il existe différentes peines selon le type de violation en vertu de l'article sur le blasphème du code pénal pakistanais. La sanction la plus lourde est la peine capitale si vous avez proféré des paroles contre le prophète de l'islam.
A-t-elle déjà été appliquée ?
Elle n'a encore jamais été appliquée, mais il y a eu des condamnations à mort. A l'origine, c'était la réclusion à perpétuité, ou la mort. En 1991, le tribunal fédéral de la charia, qui est un tribunal islamique, a statué que la peine capitale, et non la réclusion à perpétuité, devait être appliquée aux personnes reconnues coupables de blasphème contre le nom du prophète.
Vous avez longuement évoqué les lois sur le blasphème. A quelles autres formes de discrimination sont confrontés les chrétiens au Pakistan ?
J'ai mentionné le terme "chuhra". Chaque chrétien a dans sa vie fait l'expérience d'être appelé de ce terme péjoratif par ses voisins musulmans, amis et autres. Les chrétiens sont considérés de facto comme des citoyens de seconde zone. Même la Constitution fait des chrétiens, ou des minorités, des citoyens de seconde zone, en vertu d'un article stipulant que le président ne peut pas être un non musulman. Comme chrétien, je ne peux pas être candidat à la présidence, et donc, de par la constitution, je suis un citoyen de seconde zone.
Cela étant, la constitution accorde des droits fondamentaux : liberté d'expression et liberté de religion, mais ces libertés sont sujettes à certaines restrictions. L'article 19 de la constitution, par exemple, accorde la liberté d'expression, liberté de parole, mais la soumet à des « restrictions raisonnables », par exemple pour motifs de la « gloire de l'islam » ou l'ordre public. Mais ces lois n'ont pas respecté les restrictions. Depuis 1986, date de la promulgation de la loi d'origine sur le blasphème, Section 295 C, jusqu'à 2009, on a compté plus de 900 cas de blasphème. Au lieu de stopper les cas de blasphème ou de les réduire, ces lois ont contribué à les augmenter. Ces cas sont, pour la plupart, fondés sur de fausses accusations. Maintenant, une fausse accusation est en soi une forme de blasphème. Donc ces lois, censées protéger la gloire de l'islam, ont en fait violé la gloire ou le caractère sacré de cette religion, quand les gens lancent des accusations mensongères contre d'autres.
Avez-vous expérimenté personnellement ces types de discrimination ?
Pas spécialement de persécution, mais discrimination oui. Mes amis musulmans m'appelaient le "chuhra". Il s'agit d'un terme historiquement utilisé pour désigner des hindous convertis au christianisme sous la domination britannique dans le sous-continent. Ces convertis étaient pour la plupart des intouchables et n'étaient pas bien traités par les Hindous. Le terme a été ensuite importé et utilisé pour désigner les chrétiens comme des citoyens de basse caste.
Il est intéressant que vous mentionniez ceci parce qu'en 1947, quand a été créé le Pakistan, il a été défini la « maison des purs » – la Terre des purs -et, en même temps, le premier président a décrété que les chrétiens seraient libres d'aller dans leurs églises et de prier. Les chrétiens peuvent-ils vivre leur foi ouvertement ? Peuvent-ils exprimer leur foi ?
Je peux dire aux gens que je suis chrétien, mais je ne peux pas chercher à faire de quelqu'un un chrétien – surtout s'il est musulman. Vous voyez, il n'y pas de lois anti-conversion au Pakistan, mais la société, d'une façon générale, ne tolèrerait pas qu'une personne se convertisse.
A quoi s'exposerait un chrétien, si on découvrait qu'il essaie de convertir quelqu'un ? Et un musulman s'il faisait de même ?
Si je me souviens bien, il y a eu des cas par le passé où des gens ont été tués ou agressés par leurs concitoyens pour s'être convertis au christianisme.
Dans le cadre de votre travail pour le Centre américain pour le droit et la justice, avez-vous eu à traiter de cas juridiques de musulmans convertis au christianisme et qui s'adressent à vous pour solliciter des conseils et une assistance juridiques ?
Pas moi personnellement, mais nous avons des cas. Quand je travaillais au Pakistan, nous nous sommes occupés d'un certain nombre de cas de blasphème où nous représentions les personnes. Dans le cadre de mon travail avec le Centre américain pour le droit et la justice, nous fournissons fondamentalement une assistance juridique aux minorités chrétiennes au Pakistan.
Nous avons eu le cas au Pakistan du fils d'un pasteur accusé de vol par la police locale. La police avait arrêté un certain nombre de personnes, puis les avait tous relâchés – tous des musulmans – sauf le fils du pasteur. Ils l'ont torturé et lui ont brisé le dos. Nous représentons juridiquement ce jeune. Il ne peut pas marcher. C'est une situation terrible. La police l'a menacé de mort s'il la dénonçait devant les juges.
Nous sommes confrontés en permanence à ces types de discrimination, et il s'agit bien d'un cas de discrimination : le fait même qu'ils aient relâché tous les autres et qu'ils l'aient arrêté et torturé, lui seul, au lieu de le traduire devant les tribunaux, et de les laisser décider. C'est pour cela que nous avons des tribunaux. Malheureusement, la police agit comme juge et jury, parce que lui est chrétien.
Vous faites un travail délicat, parce que celui-ci touche à la culture, à la foi et à la loi de cette culture particulière. Cela ne doit pas être facile…
C'est difficile. Parfois je crains pour ma sécurité parce qu'on a affaire à la police et aux politiques. Dans un autre cas, à Gojra, des gens ont été tués : six ont été brûlés vifs et deux abattus. Dans ce cas, quelques musulmans ont été accusés de vandalisme et de meurtre de chrétiens. Il s'agissait d'un différend entre une famille chrétienne et une famille musulmane. La famille musulmane a décidé de rendre le litige public et a porté une accusation formelle de profanation du Coran par la famille chrétienne. L'annonce en a été faite dans la mosquée. Une foule s'est rassemblée, les ont brûlés vifs et tués.
Selon vous, les tensions grandissantes dans la communauté internationale, par exemple, en Irak et en Afghanistan – affectent-elles vos relations entre chrétiens et musulmans ?
Voyez-vous, 20 ans ou plus de loi anti-blasphème au Pakistan ont convaincu les gens que le châtiment pour insulte à l'islam est la mort. Ainsi, au lieu de porter l'affaire devant les tribunaux, ils rendent justice par eux-mêmes.
Maintenant, venons-en à votre question : l'islam est également une religion communautaire, ce qui est une très bonne chose ; mais en même temps, quand ils voient ces guerres menées contre un autre Etat musulman, l'Irak ou l'Afghanistan par exemple, ils se sentent responsables et solidaires de ces musulmans et cherchent ensuite à se venger sur les chrétiens locaux qu'ils perçoivent comme des agents américains. C'est un facteur, je dirais, qu'il est important de prendre en considération pour expliquer cette augmentation de la violence à l'encontre des chrétiens.
Nous avons longuement évoqué les difficultés, mais il doit y avoir aussi des histoires de soutien entre les communautés musulmanes et chrétiennes, ou peut-être des histoires où des musulmans ont donné refuge dans leurs maisons à des chrétiens qui étaient en danger ou risquaient d'être attaqués ?
IL y a beaucoup de ONG musulmanes. Elles sont généreuses et ont le désir d'aider mais, en même temps, si elles veulent aider des chrétiens ou autres minorités, elles vont à l'encontre des autres musulmans, et leur existence est par là-même menacée. Donc, dans la pratique, ce sont uniquement les organisations chrétiennes qui représentent ces victimes. Quelques organisations musulmanes collaborent avec celles chrétiennes pour assister les chrétiens.
Donc une organisation comme la vôtre ne joue pas seulement un rôle juridique, mais également de protection qui est important pour faire davantage pression sur, par exemple, le gouvernement pakistanais, pour qu'il respecte ses propres lois et encourage leur application en faveur de toutes les minorités au Pakistan ?
Le Centre américain pour le droit et la justice fournit une assistance juridique aux organisations basées au Pakistan avec lesquelles il collabore. Nous avons rédigé une pétition à l'adresse des Etats-Unis, en faisant valoir que tous ces cas constituent une violation du droit international et que le Pakistan est tenu de respecter les lois internationales relatives aux droits de l'homme. Et nous participons aussi au débat public et avons rencontré récemment les fonctionnaires de l'ambassade pakistanaise et les avons informés sur ces faits. J'espère qu'ils vont faire quelque chose pour que justice soit rendue aux victimes et que soient poursuivis les auteurs d'actes commis pour des motifs religieux.
Beaucoup de chrétiens locaux ont abandonné, plié bagage et sont partis. Pourquoi les jeunes s'en vont-ils aujourd'hui ? Et en quoi cela menace-t-il les chrétiens au Pakistan ?
Nous devons responsabiliser les chrétiens locaux au Pakistan. Et la façon de le faire passe par l'instruction. Les meilleures écoles pakistanaises sont les écoles chrétiennes : catholiques et anglicanes. Elles dispensent la meilleure éducation, mais en même temps, ce sont surtout les musulmans qui la reçoivent. Le problème est que si on ne donne pas une bonne éducation aux chrétiens, ils ne trouvent pas un emploi valable. Ils restent analphabètes. Ils n'auront ensuite aucune influence dans la société et seront des cibles faciles. Et, devenus des cibles faciles, il est facile de les exploiter car ils ne sont pas en mesure de vous poursuivre, de riposter. Ils ne peuvent pas se défendre.
Y a-t-il de l'espoir pour les chrétiens ? De l'espoir pour votre pays ?
Oui, je garde espoir, mais bien entendu, nous devons beaucoup prier pour cela. Nous avons besoin de beaucoup de prières pour les chrétiens comme pour les musulmans au Pakistan. Des prières, surtout pour les musulmans pour que Dieu leur accorde le discernement, la sagesse et l'esprit de tolérance, ce qui peut se faire, je crois, seulement avec la puissance de l'Esprit Saint. Ensuite, nous avons besoin d'instruire et de renforcer les chrétiens locaux pour qu'ils puissent résister et se défendre par eux-mêmes.
Propos recueillis par Mark Riedemann, pour l'émission télévisée « La où Dieu pleure », conduite par la Catholic Radio and Television Network (CRTN), en collaboration avec l'association Aide à l'Eglise en Détresse (AED).
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