Le milieu géographique a constamment déterminé ou du moins, orienté l’activité des Hommes. Ce postulat, si important, s’applique à la réalité libanaise. Ayant littéralement pour patrie conjointe la mer et la montagne, les Libanais ont toujours été conditionnés par leur milieu géographique.
Entre la mer et le désert, le Liban est constitué par une montagne qui surplombe la mer, et comme la montagne développe chez l’homme le sens de la liberté individuelle et l’indépendance collective, la mer, voie de communication, favorise les échanges culturels, économiques et sociaux et « développe des milieux humains ouverts aux biens et aux idées et, par suite, des sociétés cosmopolites, tolérantes , libérales et démocratiques …Ces caractères fondamentaux sont bien ceux des populations qui, sous le nom de Pré-cananéens ,de Cananéens, Phéniciens, et de Libanais se sont succédés dans ce pays, depuis l’ aube de l’ histoire jusqu’ à nos jours.»1 C’est ainsi que la liberté est devenue, avec le temps, la pierre angulaire du patrimoine libanais. « liberté dans la foi, liberté dans l’entreprise, et le Liban se détruira dans la mesure où il attentera à, ses libertés, car tout chez ce peuple, se fonde sur la liberté et son avenir dépend d’elle»2
Cet attachement excessif à la liberté, remonte aux temps des Phéniciens où l’ont vit Elissa3 abandonnant son cher pays Tyr pour préserver sa liberté et celle des siens. Elle fonda, en Afrique du Nord, Carthage qui deviendra un jour la grande rivale de Rome.
Depuis le Moyen-âge et durant plusieurs siècles, la Montagne libanaise devint le refuge de toutes les minorités de la région, une véritable terre d’asile. Elle allait devenir «La Montagne de la Liberté. »
Poussés par cette affection pour la liberté comme valeur universelle et, surtout, par la volonté de la concrétiser, les Libanais furent les premiers du Proche-Orient à vivre en profondeur l’expérience journalistique et, c’est grâce à cette expérience « que l’histoire de la presse au Liban se confond avec celle de la liberté » 4 et, à un certain degré, avec l’histoire du Liban durant le siècle dernier.
«Les Libanais, comme le mentionne fort bien Jacques Cadart, prennent conscience, chaque jour de manière plus aiguë, de ce que la liberté, aux multiples formes, constitue le fondement des valeurs suprêmes de la civilisation et de l’entente paisible de toutes les communautés vivant sur la planète».5C’est cette singularité qui peut nous expliquer le maintient du régime libéral libanais, pendant et après la guerre qui a duré quinze années (1975-1990) au cœur du Proche-Orient arabe où s’implantent des régimes militaires, totalitaires ou, simplement, autoritaires. La liberté des journalistes est devenue un critère simple et authentique de celle du citoyen et, les Libanais de toutes tendances soutiennent leur régime parce qu’il est fondé sur une large liberté d’expression et sur l’indépendance de l’entreprise de presse à l’égard de l’État.Conscients de l’état de leur pays comme refuge et asile de minorités confessionnelles, les Libanais sont bien convaincus que le Liban ne peut se passer de la démocratie parlementaire basée essentiellement sur la liberté. Voilà pourquoi ils ont adopté une démocratie pluraliste qui considère «la vérité sociologique du milieu politique chose naturelle et même heureuse…car elle tient pour une valeur éminemment respectable l’autonomie de chaque personne humaine»6.Ce pluralisme commandé par la prudence, fut apparent dans les années qui ont suivi l’Indépendance en 1943 et les insurrections de 1958 comme celles qui ont succédé aux guerres de 1975-1990.On représente, souvent, le Liban comme un pays partagé entre deux grandes religions, ce qui n’est pas très exact, car il est, en fait, cohabité par 18 communautés, qui ont chacune une existence propre. Ce pays a beaucoup d’affinités avec la Suisse : il est pratique, économe et sage. Au Liban, comme en Suisse, la montagne joue un rôle considérable ; ici et là-bas, on est, souvent, ouvert, dynamique et instruit. On a la passion du travail et de l’aventure. Pourtant, sur un territoire de petite dimension, se rencontrent les races, les langues et les religions. Mais malgré toutes ces affinités le cas du Liban est plus délicat. Il appelle à tout prix des solutions modérées et sages,ainsi les Libanais excluent, comme un péril de mort, la dictature, la tyrannie, ou la domination des uns par les autres. Particularisme libanais Les institutions libanaises qui règlent sa politique intérieure et extérieure, ainsi que tout son système, s’inspirent de la démocratie libérale, la seule qui soit compatible avec son fait culturel, économique et social. Pourtant cette démocratie parlementaire libérale est étroitement liée au confessionnalisme dans le cadre des communautés ethniques et religieuses qui resurgissent sur tous les plans de la vie nationale. L`État consent à ce libéralisme laissant toute latitude à l’ingéniosité illimitée des citoyens dans la vie économique, spirituelle et culturelle. La vie sociale, elle aussi, s’organise en fonction de la confession. Signalons que l’essentiel du statut personnel est soumis à la loi religieuse qui varie selon les sectes; et à côté des tribunaux judiciaires et administratifs, existent des tribunaux religieux qui jugent souverainement dans le domaine de leur compétence.On voit donc que tout est étroitement lié a ce particularisme, qui est à la fois social et spirituel, même le système parlementaire, gouvernemental et administratif, repose sur une équitable répartition entre les communautés ; d’ailleurs la constitution libanaise, dans son article 95, pose ce principe : «A titre transitoire et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse, cependant, nuire au bien de l’ État»Nous signalons que la presse libanaise,consciente de ce fait , a contribué au développement de la démocratie dans le pays, et au maintien du libéralisme économique et politique qui s’appuie sur les notions de Liberté, de Raison et de Progrès, ce qui la distingue de celle de tous les pays arabes du Proche –Orient. Elle continue à contribuer au développement du pluralisme des partis politiques, faute de quoi la démocratie parlementaire resterait illusoire ou purement formelle.Bien que les partis politiques sont au Liban nombreux et la tête de proue des forces politiques qui participent directement à la vie publique, aucun d’eux ne publie un journal. Pourtant, avant et durant les guerres de( 1975-1990 ), chaque parti politique, chaque milice avait son propre journal. C’est d’ailleurs un phénomène qui n’a pas été étudié jusqu'à maintenant.Poussés par cette passion pour la liberté, les Libanais trouvèrent dans le journal le moyen le plus efficace pour exprimer leurs opinions et défendre leurs droits, et offrir aux autres ce moyen de mettre en pratique leur liberté. En effet, face aux contraintes qui pesaient sur eux, les Libanais avaient recours aux journaux qui passaient facilement de main en main sans qu’on ne parvienne à les saisir. Ils utilisèrent la presse écrite comme moyen de lutte, d’ abord contre les Ottomans, puis en vue de se libérer du Mandat français et de réaliser leur Indépendance. Et quand ils furent privés radicalement de leurs libertés, beaucoup parmi eux abandonnèrent le pays pour se diriger, soit vers l Égypte et les pays voisins, soit vers les pays d’ Amérique et d’outre-mer. Plusieurs libanais ont été condamnés à la potence pour avoir déployé, contre les Ottomans, un courage et une exaltation sans limites. Parmi eux, un nombre de journalistes entre autres : Saïd Akl, Ahmed Hassan Tabbara, Petro Powli et Abd Al-Ghani Aréissi. En face de ce pluralisme social, politique, économique et spirituel se dresse un pluralisme des moyens d’information, seule garantie efficace de la liberté d’expression, et c’est grâce à ces moyens, que les forces sociales, politiques, économiques et spirituelles s’expriment librement.Ainsi la presse au Liban est indépendante à l’égard du pouvoir politique et reste régie par le droit commun fondé sur la liberté et la dignité humaine. Les entreprises journalistiques peuvent être individuelles ou collectives mais, dans les deux cas, elles sont soumises à une réglementation et à un statut. La Presse et le PouvoirDu fait que la presse est, au Liban, la voix de toutes les forces importantes, et qu’elle soit lue par toutes les couches sociales, par les chefs et dirigeants, son développement entraîne, de plus en plus, la diminution du rôle du parlement à la fois comme représentant de l’opinion publique qui contrôle le fonctionnement du gouvernement et comme liaison entre le pouvoir et le citoyen.Ce qui n’est pas le cas des radios et des télévisions privées de première catégorie, lesquelles voient leurs émissions contrôlées, pendant les crises, soit par le ministère de l’information directement ou, indirectement à travers le Conseil National pour l’Audiovisuel, ce qui les éloigne de la presse écrite et les place, approximativement, sur un plan plus près de la radiodiffusion officielle qui est un service public.Le système politique libanais connaît une véritable coutume : la rencontre, mensuelle, du Président de la République avec le Conseil de l’Ordre de la Presse. Durant le mandat du Président Fouad Chéhab(1958-1964) cette rencontre était hebdomadaire, mais avec le Président de l’Ordre, et depuis, devenue mensuelle, elle est entrée dans les mœurs du pays. Cette rencontre renforce la confiance réciproque entre le Président et l’Ordre de la Presse et confère aux journaux un double rôle: Représenter l’opinion publique, en quelque sorte, et être la voix des éléments qui constituent la société elle-même.D’après la tradition des régimes parlementaires européens nous savons que quand un gouvernement « veut faire connaître sa politique aux citoyens, quand il a une nouvelle importante à communiquer, il fait une déclaration devant le parlement ou répond aux questions posées par les députés»7,ensuite l’information est distribuée aux moyens d’information. Ce qui se passe au Liban, depuis les années soixante est, plus au moins, le contraire. Le chef du gouvernement diffuse, de temps en temps, ses nouvelles importantes et répond aux critiques des députés et celles de l’opposition, en général, par le canal de la presse écrite. Ainsi, croit-on au Liban, qu’un bon lecteur est, généralement, aussi informé qu’un ministre. Or la lecture quotidienne et sérieuse des journaux libanais, étant donné leur pluralisme et leurs bonnes sources de renseignements, permet au citoyen de porter sur une situation politique ou confessionnelle un jugement aussi valable que celui d’un ministre. Ce thème se répète, fréquemment, chez les chansonniers libanais, et prend une part considérable dans les caricatures des journaux.Les journaux libanais agissent et durent par et pour la diffusion des informations et des diverses opinions hétérogènes à destination de lecteurs aussi divers. Dans les sociétés industrielles, nous dit Bernard Voyenne « La presse agit sur les masses pour créer sur un problème quelconque une opinion publique»8, c’est – à-dire pour dégager, en un certain domaine, un consensus d’idées ou d’aspirations de façon à ce qu’il noie les attitudes divergentes dans un courant irrésistible. Au Liban, avec la diversité des races, des communautés et des langues, et les multiples journaux de tendances différentes, la presse, loin de faire l’opinion, en est, généralement, la résultante; c’est-à-dire, elle est la voix des communautés, des partis, et des groupes de pression qui constituent la société libanaise. Tout cela ne veut pas dire que la presse n’a pas de pouvoir au Liban, mais celui-ci réside, notamment, dans l’amplification qu’elle donne aux faits et mouvements ou dans leur réfutation. Qu’ils parlent ou qu’ils se taisent, les journaux libanais reflètent sur la société libanaise les échos des événements selon la conviction et les intérêts, soit du journal, soit du journaliste, ou au contraire, leur interdit cette consécration. La presse qui est un facteur d’alignement politique et en quelque sorte idéologique, oriente les courants mais ne les remontent pas. « Elle n’a jamais pu faire grand-chose contre le confessionnalisme politique ou la fraude fiscale ou les abstentionnistes aux élections législatives qui représentent en moyenne 50 % des électeurs » 9.
Journaux et démocratie
Pourtant, ces journaux, malgré leur fragilité et parfois leurs défauts, soutiennent la démocratie et renforcent les libertés individuelles et publiques. Pour le président de l’Ordre des Rédacteurs Melhem Karam, « la liberté est l’air que les Libanais respirent…C’est une conviction pour tous les Libanais. Une pratique et un sentiment en effervescence »10Cette conviction est affirmée à tous les niveaux : politique, juridique, syndical, éducatif et culturel. « Liberté et démocratie sont deux éléments inséparables dans l’existence du Liban. Nous ne pouvons pas nous en défaire » affirmait l’ex-ministre de l’information Ghazi Aridi. 11.Les Libanais savent que leur Presse contribue au développement de la démocratie dans le pays et au maintien du libéralisme économique et politique. Ils sont convaincus qu’elle représente la soupape de sûreté de la démocratie parlementaire que seul le Liban persiste à entretenir vivante et efficace au Proche- Orient arabe. Reconnaissant la grande valeur de la Presse et l’importance de sa liberté aux yeux des Libanais, le Président de la République Émile Lahoud s’est engagé, lors de sa première réception du Conseil de l’Ordre de la Presse en compagnie de son Président Mohammad Baalbaki le mardi 29 décembre 1998 à ce qu’aucun journaliste ne soit arrêté ou poursuivi par lui durant son mandat, proclamant sa foi en la Liberté, en affirmant que le Liban n’a pas de sens sans elle. Il a tenu sa promesse malgré les graves crises qu’a connues le pays.Le président du Conseil des ministres, Rafic Hariri, connaissant la grande importance des libertés par rapport aux libanais, s’engageait dans toutes ses déclarations ministérielles à les faire respecter et à les protéger durant ses mandats C’est là que réside la grandeur et le mérite du journalisme au Liban. « La liberté de la presse, nous dit Boutros Harb, député du Nord, est essentielle au Liban, si on l’abolit, non seulement la liberté d’expression sera touchée, mais c’est tout le pays, sa raison d’être, qui sera abolie. »Ce besoin de liberté chez les journalistes n’est jamais assouvi; ils en demandent toujours davantage. Ghassane Tueini, rédacteur en chef du quotidien ‘An-Nahar’l’a admirablement souligné en s’adressant au Président de la République dans l’éditorial du 8/4/1994. Il écrit: « Nous voulons de la liberté le plus quelle peut donner…Nous en voulons, parfois, plus qu’elle ne possède et plus de droit qu’elle peut nous donner. Mais que faire ? Il s’agit de quelque chose comme un amour passionné, plus fort que la dévotion, plus fort que l’amour, » et l’autorité en face, « tend toujours et constamment à montrer plus d’égoïsme, à exposer son prestige et à dicter sa volonté. »Aussi l’autorité a beau être juste, elle ne supporte pas, toujours, la critique des journalistes, même pas leurs remarques; car les hommes au pouvoir, croient qu’ils détiennent la vérité en vue du bien public, et certains parmi eux, pensent que la tolérance, dans ce domaine, ébranle les fondements de l’autorité. Or la Presse depuis qu’elle est née porte en elle le noyau de la pensée de libération, tandis que l’autorité, depuis qu’elle existe, porte, dans sa nature, le principe de la domination. Ainsi la liberté de presse est devenue une question politique, et la relation entre les journalistes et le pouvoir revêt une forme dialectique. Ainsi la liberté de la Presse est devenue problématique, d’où est née la censure, puis l’autocensure durant le siècle précédent. L’Autocensure au LibanL’autocensure n’est pas une particularité libanaise. Dans bien de pays les journalistes renoncent eux-mêmes à faire circuler certaines nouvelles, soit par crainte de décevoir une autorité politique ou religieuse, soit par peur de sanctions ou de pressions de la part des grands annonceurs, qui deviennent, de plus en plus, les conseillers des grandes entreprises de presse.
La censure se révèle, au Liban, comme un moyen peu efficace et inconciliable avec son régime démocratique, parlementaire et libéral. La presse a cherché un autre moyen pour sauvegarder sa liberté sans nuire à la vérité, élément principal à l’information. Elle choisit l’autocensure. Ainsi elle reste attachée aux valeurs essentielles et indispensables à la survie de la société et au bon fonctionnement du journal.
Dans une conférence donnée au congrès de l’UCIP le 25/10/1997 à Beyrouth Issa Goraïeb, rédacteur en chef du quotidien ‘l’Orient-Le Jour’, a remarqué que « Très tôt, fort heureusement, l’être humain a appris à laisser brider sa liberté individuelle, dans l’intérêt du groupe social, cela afin que soit évité le chaos, tant que la liberté a pour limites la liberté de l’autre. Dès lors et à moins d’être anarchiste, on a le sentiment que les philosophes classiques ne font qu’enfoncer des portes ouvertes, quand ils décrètent qu’il n’est de liberté qu’a l’intérieur d’une discipline( Kant); ou encore, comme le professe l’Américaine Arndt, que l’idée de liberté est illusoire quand on la considère hors de la vie politique : une vie, précisément, où il existe des lois »L’autocensure établit un certain équilibre entre la sincérité envers sa profession et celle envers sa société, entre le souci de la liberté et celui de la vérité. Ainsi la Presse libanaise, en optant pour l’autocensure, dans les périodes de graves crises se base sur deux piliers, l’un éthique, l’autre politique, car le souci d’autrui est aussi important dans la société libanaise complexe, que le souci professionnel.La particularité libanaise en matière d’autocensure réside, à la fois dans son caractère commun et syndical, et dans son évolution et son développement. La première expérience a eu lieu en octobre 1958. L’ Ex-Président Charles Hélou, alors ministre de l’Information, convoqua le Président de l’Ordre de la Presse, Robert Abélla, le Président de l’Ordre des Rédacteurs, Wafic Tibi, ainsi que les directeurs responsables des journaux politiques libanais afin d’étudier, ensemble, la situation délicate du pays et ses conséquences à la suite des insurrections de 1958 qui scindèrent les Libanais en deux factions antagonistes et dont les répercussions se firent sentir dans la presse.Durant cette réunion il fut décidé d’établir une Charte d’honneur entre les journalistes afin de hâter la conclusion d’une réconciliation nationale.Première Charte d’honneur Dans le but de sauvegarder l’unité nationale, les journalistes établirent l’autocensure sans la proclamer. Avec le temps elle devint une tradition. Quant à la censure de l’Ordre, elle a eu lieu, pour la première fois dans le pays, le 3/1/1962, à la suite du coup d’état manqué du 31/12/1961, préparé et exécuté par le Parti Populaire Syrien (P.P.S.) avec la participation d’un petit groupe de militaires.Le gouvernement sous la pression du Président de l’Ordre de la Presse Afif Tibi renonça à proclamer l’état d’urgence et d’établir une censure que le Conseil de l’Ordre prit en charge. En fait, le Conseil de l’Ordre dans sa séance du 3/1/1962 décida la formation d’une commission, représentant les divers courants politiques, et la chargea d’assurer la censure. Les résultats de cette autocensure furent encourageants. Pour la première fois dans l’histoire de la démocratie libanaise, signale l’ex-président de l’Ordre de la Presse Afif Tibi , on assistait au fonctionnement d’un système aussi original qu’efficace, celui de l’autocensure. « plus de 40 quotidiens et de 50 périodiques respectèrent, d’une façon absolue, la censure de l’Ordre, supprimant de bonne grâce, ce que cette censure leur demandait de supprimer »12Cette censure syndicale fut levée le 31/3/1962 par décision de l’Ordre, puis elle fut rétablie une troisième fois le 25/4/1963 à la suite d’une campagne de polémique entre le quotidien libanais ‘Al-Amal’, porte-parole des Phalanges, et le quotidien égyptien ‘Al-Ahram’, porte- parole officieux du gouvernement égyptien. La légalité de cette autocensure fut contestée par Riad Taha secrétaire de l’Ordre, qui présenta sa démission, proclamant son opposition à cette mesure. Charte de l’éthique professionnelle La première charte de l’éthique professionnelle, fut élaborée et adoptée au cours d’une assemblée générale de l’Ordre de la Presse tenue au siège de l’Ordre le 4/2/1974.Cette charte mentionne les devoirs de l’organe de presse et non pas ceux des journalistes. Cela est dû, à notre avis, à l’ambiguïté de la structure de la profession journalistique au Liban. On est en face de deux Ordres distincts pour la même profession :L’Ordre de la presse qui groupe tous les journalistes propriétaires de journaux qui remplissent les conditions exigées des journalistes professionnels. L’Ordre des rédacteurs qui groupe tous les journalistes non-propriétaires de journaux.Pourtant il n’y a qu’un seul tableau sur lequel sont inscrits, à la fois, propriétaires et rédacteurs de journaux. Et les deux Ordres constituent l’Union de la Presse libanaise, organisme supérieur qui assure la défense de leurs intérêts communs. En établissant l’autocensure, la Presse fait connaître au Pouvoir et aux lecteurs, qu’elle peut assurer à la fois son autonomie, sa liberté, sa fonction sociale et nationale et la coordination par rapport aux autres institutionsL’expérience dans ce domaine a connu une évolution révélatrice, d’une simple initiative personnelle, l’autocensure est passée au rang de grande institution.En 1958, les journalistes établirent l’autocensure à la demande du Président Charles Hélou alors ministre de l’Information, mais en sa qualité de journaliste. On se trouvait en face d’une initiative personnelle et privée. En 1962 c’est le conseil de l’Ordre de la Presse qui a décidé l’établissement provisoire de l’autocensure. L’initiative est toujours privée, mais retenue d’un commun accord cette fois.En 1963 l’autocensure fut établie par l’Ordre de la Presse à la demande du ministère de l’information. Pour la première fois elle est contestée par un petit nombre de journalistes. Parmi eux Riad Taha (mort dans un attentat durant la dernière guerre libanaise) ,à l’époque Secrétaire de l’Ordre, mais il la rétablit quatre fois de suite (1967-1969-1972-1974) après avoir été élu Président de l’Ordre de la Presse.Le régime de l’autocensure adopté par la Presse libanaise, part de ce principe: sacrifier une partie pour sauver le tout, car la liberté absolue est une liberté illusoire. Si la liberté d’expression se transforme en monopole, elle risque de trahir la liberté de penser; c’est le cas quand l’État met la main sur les moyens d’information, ou quand les géants de l’information monopolisent les mass-médias. Dans les deux cas, la liberté devient captive de la volonté des forts. Pour éviter une telle situation, il est nécessaire de mettre sur pied une organisation qui protège de la dictature de l’autorité et de l’accaparement de ceux qui détiennent les moyens d’informations.La morale professionnelle confirme la nécessité d’établir une institution qui détermine les relations, les obligations et les responsabilités professionnelles et que tous les journalistes adoptent et se comportent selon ses règles et principes dans leurs tâches quotidiennes. « Le critère qu’on est dans la bonne voie, c’est l’opinion de la majorité » disaient les deux Présidents de l’Ordre de la Presse et de l’Ordre des Rédacteurs Mohammad Baalbaki et Melhem Karam, et ils ajoutaient: « notre famille ne fait pas l’unanimité sur l’erreur…les intérêts se dissolvent dans l’intérêt général, pour laisser place à une attitude inspirée par une raison critique, une âme croyante et une conscience pure »L’ex-Président de l’Ordre des Rédacteurs Wafic Tibi a cité quelques-uns des motifs qui ont poussé les journalistes à poser le cadre des devoirs de la morale professionnelle :« La Presse ne peut jouer son rôle, écrit-il, que si ceux qui la professent jouissent de qualités exceptionnelles et distinctes, possèdent une vaste culture générale qui leur permette de proclamer la vérité ou d’en prendre la défense le cadre de la liberté, de la dignité humaine, de la raison critique et de la conscience vivante »13Ne voyez-vous pas, me confiait un jour le Président de l’Ordre de la Presse, Mohammad Baalbaki, « que celui qui choisit cette profession, à la fois difficile et exaltante, doit la mériter? Celui qui se charge de dire la vérité, de contrôler les autorités, en tête desquelles le Parlement et le Conseil des Ministres, se doit d’être pur, intègre et sincère et qu’il commence par se contrôler lui-même? »Si la censure politique officielle est la légalisation de la tyrannie, du despotisme et des agissements arbitraires, l’autocensure est la soupape de sécurité pour la démocratie libanaise, par ce qu’elle impose des normes au comportement personnel de protection pour la liberté contre elle-même et contre tout despotisme extérieur. Ainsi la démocratie aura sauvé des torts que lui causent ses parents et ses ennemis de la sorte, le régime politique, économique et social atteindra le rivage de la sécurité et de la paix. 14 Beyrouth véritable forum Lorsqu’on pense au Liban, Beyrouth s’impose tout de suite à l’esprit. C’est un véritable forum du Proche et du Moyen –Orient qui joue un rôle important sur les divers plans : culturel, commercial, financier, politique et diplomatique, avec un réseau de relations internationales que ses hommes politiques, ses journalistes et ses hommes d’affaires ont su entretenirL’importance de ce marché est mise en évidence par toute une infrastructure moderne. Ainsi la plupart des grandes agences commerciales, des journaux européens et américains ont des bureaux régionaux à Beyrouth ou bien des correspondants qui y résident. On peut en conclure qu’il y a un rapport étroit entre Beyrouth comme ville charnière, comme centre régional de culture, de commerce, d’action politique et diplomatique et l’épanouissement des journaux libanais. Ce rapport a amplifié, avec le temps, la valeur, la force et l’importance de la presse libanaise sur le plan politique.A l’instar de la Suisse, pour qui quatre langues sont officielles, il existe au Liban quatre presses de langues différentes ( l’arabe, le français, l’arménien et l’anglais ) s’adressant chacune à un public particulier. Cela ne veut pas dire que chacune soit différente de l’autre sous tous les aspects, mais qu’elles se distinguent, essentiellement, les unes des autres, par l’expression et parfois par le contenu.Nous signalons, que les journaux d’expression française ou anglaise sont, généralement, moins fanatiques, plus éloignés que leurs homologues arabes du sensationnel et par conséquent plus objectifs. Il ne s’agit pas toujours de bonne ou de mauvaise foi, mais plutôt d’une formation professionnelle plus assise. Cela est du à notre avis, au fait que la plupart des journaux d’expression arabe ne sont pas en condition de payer un salaire honorable aux rédacteurs d’un certain niveau culturel et professionnel.
On voit donc que le journalisme qui est, au Liban, une vocation prend ses sources et son élan dans cette société pluraliste, dans ses éléments constitutifs et ses forces vives. Il est mu par ces forces qu’il a appris à utiliser à bon escient. Nombre de journaux libanais ont une clientèle privilégiée d’hommes politiques et de grands financiers ( Rafik Hariri, Michel Murr, Issame Fares, Michel Eddé) et arrivent parfois à modifier un certain nombre de situations dans leurs milieux propres. Mais ces personnalités ont elles-mêmes beaucoup d’influence sur ces journaux, elles orientent maintes fois leur attitude et appartiennent, a leur conseil ou y sont représentés.
Cela dit, la presse libanaise n’est pas, en fait, une institution monolithique, bien qu’un bon nombre d’organes manifeste des tendances communes( libertés publiques, justice sociale et égalité devant la loi ) lesquelles sont des tendances dominantes de la société libanaise. Pourtant il y a, de l’un à l’autre, des différences notables. La passion pour le journalisme, le climat libéral, la garantie de la liberté individuelle, de la liberté d’expression et de la liberté de la presse par la Constitution, le manque de contrôle sur les revenus des entreprises de presse, expliquent en partie l’épanouissement qu’ont connu les journaux de toutes tendances, durant la deuxième moitié du siècle précédent. Actuellement, les journaux libanais, quotidiens et hebdomadaires, rencontrent des difficultés énormes sur les deux plans économique et financier, vu leur tirage relativement limité et le recul considérable de la publicité commerciale, qui a passé, en quatre ans de 120 millions de dollars par an à près de 70 millions. Ajoutons à cela que le marché publicitaire arabe, devait totaliser 4 milliards de dollars par an, mais en réalité, il ne représente qu`un milliard, explique Jean-Claude Boulos président de l`IAA (International Advertising Association) qui tient à préciser que ce problème n`est pas spécifique au Liban.15 En vue d’assurer une survie moins pénible sur les deux plans industriel et commercial, certains grands quotidiens de même tendance ont fusionné ( L’Orient – Le Jour.) Ce grand quotidien d’expression française a dû diminuer le nombre de ses pages et licencier quelques-uns de ses rédacteurs et fonctionnaires pour réduire ses frais généraux. « La santé de ces journaux va de pair avec la conjoncture du pays. Celui-ci étant en pleine crise politique, économique et financière. Le marché publicitaire est en déclin au niveau de tous les journaux du pays, même les mieux cotés…et les lecteurs se font moindre »16
Situation de la presse libanaise
Six grandes périodes peuvent être distinguées dans l’histoire de cette presse.Première période, de 1858 à 1914. Vingt journaux politiques entre quotidiens et hebdomadaires et 26 revues littéraires et scientifiques paraissaient, normalement, dans le pays, tandis que d’autres, une centaine à peu près, connurent des vies plus ou moins courtes. Les traits caractéristiques des journaux de cette période sont leurs appels à l’unité nationale, à la fraternité humaine et leurs luttes incessantes contre les injustices ottomanes cherchant à étouffer toute velléité autonomiste. Signalons que durant la Première Guerre mondiale la plupart de ces journaux cessèrent de paraître suite à l’état de siège établi par les Ottomans et de la pénurie de papier. À la fin de cette guerre, en 1919, la presse libanaise eut son premier syndicatDeuxième période, de 1920 à 1943. À partir de 1920 la presse libanaise reprend sa vie normale, et la plupart des journaux qui avaient cessé de paraître reprirent leurs publications. Le progrès technique, le suffrage universel, l’enseignement, la culture européenne, encouragèrent le journalisme, notamment de langue française .17Durant cette période(1924) furent élaborés, pour la première fois au Liban, les statuts du Syndicat de la Presse. Sur le plan politique, l’appel à l’indépendance, par la plupart des journaux, a pu trouver un appui intellectuel qui a aidé à éclaircir les questions nationales camouflées par les Ottomans.Troisième période, de 1943 à 1962. Les luttes politiques, intérieures et extérieures, l’amélioration des conditions de vie, le développement de l’enseignement, la création de l’UNIVERSITÉ libanaise, le perfectionnement des moyens d’impression, suscitèrent la création de nouveaux journaux. D’importants titres virent le jour: ‘ASSAIAD’ 1943, AL-HAYAT, AL-HAWADESS, LE SOIR 1946, AL-ANBAA, KOUL-CHAI,1947, ACHIRAA 1948, THE DAILY-STAR, SADA LOUBNANE 1952, AL-JARIDA1953, AS-SYASSA, BAYROUT EL-MASSA, LIçANE AL-HAAL 1956, AL-ANWAR, LE MATIN, MAGAZINE ,AL-ISBOUH AL ARABI ,AL–CHAAB1959, AL- MOUHARRER1962. Dans cette période où fut créé le ministère de l’information (1949), nous distinguons deux tendances concernant la liberté de la presse: l’une réclamant la restriction de la liberté de la presse (1947-1951), l’autre optant pour une législation protectrice des libertés de la presse (1952-1960). Des mesures de répression particulières furent prises par le pouvoir, après les élections législatives de 1947: condamnation pour délit de presse 18, saisie, suspension temporaire 19, ce qui a poussé l’Ordre de la Presse à prendre l’initiative d’exercer l’autocensure, pendant les grandes crises politiques. Vers la fin de cette période la première compagnie de télévision voit le jour sous le nom de « Compagnie Libanaise de Télévision » Les premières émissions débutèrent le 28/5/1959.Quatrième période de 1962 à 1975. Des le début des années soixante, la presse libanaise touchait à sa maturité. Grâce au développement de la publicité commerciale et aux subventions de l’État, les journaux ne s’adressaient plus seulement à l’élite, mais à l’ensemble de la population. Quelques parutions franchissent même les frontières pour toucher des lecteurs dans la plupart des capitales arabes, et quelques capitales européennes. La promulgation de la loi 14/9/1962, code de la presse, marqua cette période. Cette loi préservait la presse des interventions abusives de l’administration et de son arbitraire. Elle prenait soin d’assurer les citoyens et l’administration contre les campagnes démesurées que pourraient déclencher quelques journaux dans une visée contraire à leur mission. Cette loi fut rectifiée plusieurs fois (1977-1994-1999 ). Les deux dernières périodes furent l’âge d’or de la Presse libanaise. Cinquième période de 1975 à 1990. C’est la période la plus sombre de l’histoire de la presse. Elle a subi, comme toutes les institutions libanaises, les conséquences fatales de la guerre injuste qui a duré quinze années et détruit l’infrastructure du pays. Au cours des différentes étapes de cette guerre fatale, les partis politiques et les diverses milices produirent un grand nombre de publications, aux alentours de 150. Certaines étaient occasionnelles. D’autres périodiques, durèrent quelques mois, parfois des années.Mais toutes étaient illégales et ont cessé de paraître à la fin des hostilités. Tandis que la majorité des journaux légaux cessèrent de paraître durant la guerre.Sixième période de 1990 à nos jours. A partir des années quatre-vingt-dix la situation médiatique s’est transformé avec l’avènement des grandes chaînes de télévision (L.B.C., FUTUR, N.T.V., N.B.N., Al-Manar, Télé-Lumière)Les journaux essayent de s’adapter à cette évolution. Par le passé, le gouvernement, la classe politique et les hommes d’affaires portaient leur attention, essentiellement, sur la presse écrite. Aujourd’hui, tout le monde parle, plutôt, de télévision et d’audiovisuel.Actuellement, le principal obstacle auquel sont confrontés les journaux, quotidiens et périodiques, provient de leur structure économique en difficulté, faute de la baisse continue du rendement publicitaire. En dépit de la crise économique prolongée, le nombre des journaux n’a pas diminué. Au 31/12/2002, le Liban comptait 59 quotidiens, 47 hebdomadaires et 4 mensuels politiques. La moitié de ces journaux ne paraît pas à cause de la crise financière et économique. À côté de ces journaux politiques, il y a 1591 licences attribuées pour des revues spécialisées, 168 seulement parmi elles paraissent actuellement. Presque tous les quotidiens sont vendus le matin en numéro, 80 % achetés aux crieurs, 18% en librairies et kiosques, contre 2% par abonnement.Signalons que la presse écrite n’est pas proche de l’école. Et que le Liban ne connaît pas la formule des journaux gratuits, mais ceux-ci se réservent, depuis quelques années, un créneau strictement publicitaire. Sur le plan de la formation professionnelle, le plus grand nombre des jeunes journalistes, de ceux et celles qui travaillent dans la presse écrite et dans l’audiovisuel sort de la Faculté d’Information et de Documentation de l’UNIVERSITÉ libanaise, fondée en 1969, ou des écoles privées de communication sociale. Ce développement des facultés privées et de la Faculté officielle, avec son C.P.J. crée avec la coopération de l’Institut Français de Presse et le Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes, témoigne de l’intérêt que suscite chez les jeunes libanais, le monde de l’information et de la communication. Toujours à la pointe du progrès, au niveau technique et au niveau professionnel. La presse libanaise a été la première à recourir, des les années soixante à des impressions simultanées. Actuellement les communications satellites sont très exploitées par la presse libanaise qui imprime plusieurs titres Pan- arabes. «Le numérique envahit la scène, la presse électronique crée une profonde mutation dans la conception du journal aussi bien que dans le rôle du journaliste…et certains journaux libanais se sont déjà orientés sur ce chemin, les centres d’informations qui les desservent ont adopté des pratiques fondées sur les nouvelles technologies, produisant des banques de données et prenant place sur le Web, comme An-Nahr, As-Safir,L’Orient-Le Jour. »20
Un autre aspect de ce progrès : le lancement de l’idée d’un cinquième pouvoir. Comme toute institution, la presse libanaise a connu des dérives. Dernièrement plusieurs voix se sont élevées pour la création d’un grand observatoire de la presse, appelé le cinquième pouvoir. Appel dont nous n’avons pas tardé à retrouver l’écho dans la presse internationale. « …C’est pourquoi nous avons proposé la création d’un Observatoire international, qui exprime la préoccupation de tous les citoyens devant la nouvelle arrogance des industries géantes de la communication… L’observatoire international des médias constitue un indispensable contrepoids à l’excès de pouvoir des grands groupes médiatiques qui imposent, en matière d’information, une seule logique, celle du marché, et une unique idéologie, la pensée néolibérale. Cette association internationale souhaite exercer une responsabilité collective, au nom de l’intérêt supérieur de la société et du droit des citoyens à être bien informés. » 21
On voit donc que la presse libanaise, comme moyen d’action politique et signe d’une liberté très distinguée dans le Proche-Orient arabe, est conditionnée par cette société dont les caractéristiques restent un fardeau et, qu’aucun projet de réforme ne sera fonctionnel et décisif s’il ne vise, tout d’abord, la structure même du pays.
Par le Doyen Anis Moussallem
Publié du livre: Etudes Géopolitiques 1 – Le Liban regards vers l'avenir- p. 118