C’est ainsi qu’à partir de la fin du XVIe siècle, l’Église maronite du Mont-Liban s’est mise à envoyer régulièrement de jeunes enfants âgés de 9 à 11 ans étudier à Rome, inaugurant une période exceptionnelle de contacts avec l’Occident. Ces séjours en Italie n’avaient commencé qu’après l’ouverture du Collège maronite de Rome en 1584, où, sous la supervision de maîtres jésuites, les jeunes maronites recevaient une excellente éducation, apprenaient le latin et l’italien, et perfectionnaient l’hébreu, le syriaque et l’arabe.
Mais c’est tout à fait par hasard qu’un moine maronite s’est un jour rendu à Vienne en 1767 : cette année-là, ce moine, appelé Serge Sarkis, était chargé du clocher de son couvent de Notre-Dame de la Prairie (Saydet al-Haqleh) situé au Kesrouan, au nord de Beyrouth, sur une colline dominant la Méditerranée. Ce couvent avait été construit un siècle auparavant en 1670. Le moine Serge sonnait si fort que la cloche se brisa. Très affligé de la perte qu’il avait occasionnée à son couvent, le moine demanda à son supérieur l’autorisation de demander l’aumône aux chrétiens pour compenser la perte de la cloche brisée et se mit en route jusqu’à parvenir un jour à la ville de Beyrouth. C’est là qu’il trouva au port un navire en partance pour Trieste. Il demanda au capitaine l’autorisation de se joindre au voyage et celui-ci accepta à cause, affirme une relation de ce voyage, « de son apparence empreinte de vertu et de sa crainte de Dieu, lorsqu’il apprit le noble objet de ses pérégrinations ».
Lorsque le moine Serge parvint à Trieste, il poursuivit son voyage jusqu’à Vienne, où il se mit à mendier dans les rues. Comme il ne parlait pas la langue du pays et qu’il ne rencontrait personne qui parlait la sienne, les gens lui faisaient l’aumône en se fiant à son apparence car il présentait tous les signes de la piété.
Pendant ce temps, la fille de l’impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg tomba gravement malade, et les médecins s’avéraient impuissants à la guérir. C’est alors qu’un homme qui fréquentait la cour fit savoir à la reine qu’il y avait en ville un moine oriental qui avait toutes les apparences de la piété et de la vertu. « Si vous acceptez de le faire venir pour prier à l’intention de votre fille, lui suggéra-t-il, peut-être que Dieu la guérira. » La reine autorisa sa venue, et le moine Serge se présenta et pria pour la fille qui, grâce à ses supplications, fut guérie. Le cœur de la reine fut aussitôt empli de reconnaissance et d’admiration pour ce miracle qui fut rapidement connu de toute la cour et de toute la ville, et impressionna grandement tout le monde.
Lorsque la reine lui demanda la raison de son voyage, le moine Serge lui raconta en toute sincérité sa situation. Mise ainsi au courant de ce qui l’amenait à Vienne, la reine donna l’ordre à tous les artisans de la ville de réaliser pour lui des objets de culte à son propre compte. Les artisans viennois fabriquèrent pour le prélat une cloche dont il n’y eut pas de pareille en Orient « à cause de son carillon enchanteur pour les oreilles et de son écho, qui entraînait celui qui l’entendait à fredonner ». Hélas, la foudre brisa cette cloche en 1889 et elle fut remplacée par une autre, faite au Liban. Le moine maronite fit également exécuter plusieurs coupes dont certaines étaient extraordinaires, des bougeoirs de valeur, plusieurs vêtements liturgiques précieux et merveilleusement tissés, des candélabres et des tableaux de prix, ainsi que d’autres objets de culte qu’il expédia au Liban avant son retour. Il avait réuni également une importante somme d’argent pour son monastère, mais il mourut à Vienne et fut enterré là-bas avant qu’il ne puisse la rapatrier.
Voilà l’essentiel de ce que l’on sait du premier voyage d’un moine maronite à Vienne. Le récit se trouve dans un livre d’histoire du Kesrouan (une région de la montagne libanaise) écrit en arabe à la fin du XIXe siècle par un prêtre libanais nommé Mansour el-Hattouni. L’auteur s’est probablement basé sur les archives du couvent Notre-Dame de la Prairie, monastère qui existe encore et qui a préservé jusqu’à nos jours les objets offerts par la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Le beau tabernacle blanc et doré de style baroque est exposé dans l’église du couvent, et les coupes, les candélabres et les ostensoirs du XVIIIe siècle jalousement mis sous clef. La cloche viennoise, bien que fêlée, est également visible, ainsi que quelques tableaux expédiés de Vienne.
Entre-temps, le couvent, qui était à l’époque du moine Serge un monastère double comme cela était traditionnel en Orient, c’est-à-dire abritant deux communautés séparées de moines et de moniales, est devenu exclusivement féminin. C’est pourquoi, de nos jours, seule une communauté de seize religieuses vit au couvent, communauté qui dépend directement du patriarche maronite. Leur vie est consacrée à la prière et à la méditation, et elles vivent partiellement de leurs travaux d’aiguille, des napperons brodés à l’ancienne et des revenus des terres attenantes au couvent.
Toutes les sœurs connaissent bien entendu l’histoire du voyage du moine Serge à Vienne et sa guérison de la fille de la reine Marie-Thérèse dont une supérieure a fait exécuter le portrait, exposé dans l’une des salles d’accueil. Selon la légende transmise, la fille de la reine qui a été guérie serait la reine Marie-Antoinette qui épousa le roi de France Louis XVI.
Voila comment un couvent maronite non loin de Beyrouth abrite jusqu’à nos jours un petit coin d’Autriche insoupçonné.
Ray J. MOUAWAD
L'orient le jour