C'était un dinosaure, d'accord. Maints de mes collègues, en effet, portaient encore des culottes courtes quand il tenait fermement déjà les rênes de la corporation, que seule la mort parvint à lui arracher des mains.
Mais est-ce si surprenant, après tout, les dinosaures, dans un Liban où la diversité est source de conflits autant que de richesse, un Liban se targuant de modernité mais qui, à plus d'un égard, n'a pas encore émergé de sa tribale préhistoire ?
Melhem Karam, qui sera porté en terre ce mardi dans son Deir el-Qamar natal, aura présidé durant près d'un demi-siècle l'ordre des journalistes libanais. Une aussi exceptionnelle longévité, régulièrement sanctionnée par la fidélité de vote des membres de la profession, en a intrigué plus d'un. La sacro-sainte règle de l'alternance démocratique dût-elle en souffrir, l'explication en est toute simple pourtant : c'est la dévotion totale, absolue, du Naqib à ce trait distinctif dont se pare vaille que vaille notre pays dans une région où règnent totalitarisme et obscurantisme, à savoir la liberté d'expression.
Cette liberté fondamentale, le bâtisseur d'empire de presse doublé de l'orateur hors pair qu'était Melhem l'aura sans cesse défendue, par ses écrits comme par sa voix de stentor, face à toutes sortes de prédateurs. Je lui dois ainsi d'avoir réagi on ne peut plus vigoureusement aux propos injurieux dont me gratifiait à la télévision, il y a une quinzaine d'années, un des ministres les plus puissants de l'ère de la tutelle syrienne ; d'avoir exigé de ce personnage des excuses publiques ; et d'avoir même réussi à entraîner dans son irréductible indignation la Fédération des journalistes arabes dont il était (re-dinosaure !) l'inamovible vice-président.
Le fait est que son champ d'action débordait largement le cadre du Liban. Tout au long de sa carrière, Melhem Karam aura rencontré près d'une cinquantaine de rois, de chefs d'État ou de gouvernement, arabes ou autres. De ces entretiens, le patron du groupe de presse al-Bayrak (l'Étendard) ne s'est pas contenté de récolter des interviews : devant têtes couronnées et uniformes chamarrés, cet homme qui n'avait pas froid aux yeux a plaidé avec vigueur la cause de ses confrères arabes croupissant dans les cachots, soumis à la bastonnade ou à des atteintes plus graves encore, ou bien en butte au harcèlement des services secrets.
Il n'a pas toujours été entendu, comme on s'en doute ; mais du moins a-t-il aidé les journalistes arabes à prendre conscience de leurs droits.
Au plan national, on ne saurait retracer l'itinéraire de ce chef estudiantin de la première heure, passé leader syndical, sans évoquer la parfaite entente qui le liait à celui qui fut son compagnon de route, son alter ego de l'ordre de la presse (regroupant celui-là les propriétaires ou directeurs d'organes), Mohammad Baalbacki : efficace tandem islamo-chrétien qui, par sa constance, eut pu en remontrer aux professionnels de la politique.
Une page d'histoire de la presse libanaise vient d'être tournée. La profession se développe, elle évolue contre vents et marées, et le temps n'est plus sans doute aux one-man-show ou aux duos de légende. Pourvu seulement, toutefois, que subsiste la flamme…
L`ORIENT LE JOURIssa GORAIEB