Nous publions ci-dessous un article du Fr. Manuel Rivero o.p., vicaire provincial des Dominicains en Haïti, qui revient, plus d’un an après le terrible séisme qui a dévasté l’île, sur cet événement dramatique qui a changé la vie de milliers
Le 12 janvier 2010, à 16 h 53 heure locale, un séisme de magnitude 7,3 a frappé brutalement Haïti et particulièrement sa capitale, Port-au-Prince. Le soleil brillait en cette fin d’après-midi quand tout à coup la terre remuée dans ses entrailles a renversé ce que l’homme avait construit avec tant d’efforts : maisons, cliniques, écoles, facultés, églises, banques, supermarchés… Le Palais national et la cathédrale, symboles de l’identité haïtienne, se sont effondrés. Au bout de trente secondes une nuée de poussière s’est élevée vers le ciel dans un grand silence. On aurait dit que la vie et le temps s’étaient arrêtés. Il y eut un long silence à donner la chair de poule. Silence terrifiant suivi de cris de détresse.
Ce mardi 12 janvier, je me trouvais sous la véranda de notre maison provinciale des Sœurs de saint Joseph de Cluny, située au centre-ville, à Lalue, rue qui serait ravagée en quelques instants. Un membre des Équipes du Rosaire était venu me rendre visite. Le bruit du séisme m’a fait penser à l’explosion de l’usine AZF de Toulouse le 21 septembre 2001. Je me suis éloigné rapidement du bâtiment. Le mouvement de la terre a failli me faire tomber.
Des cadavres d’adultes et d’enfants gisaient par terre. Des blessés défigurés et ensanglantés demandaient de l’aide. Sous les décombres des milliers de personnes, surtout des jeunes, luttaient entre la vie et la mort. Petit à petit la lumière du jour tombait plongeant la capitale haïtienne dans les ténèbres et le chaos.
Dans les rues, des bouts de pieds et de bras jonchaient le chemin. Les survivants marchaient en tremblant, se demandant ce qu’ils allaient retrouver dans leurs maisons, des morts ou des vivants. La principale compagnie de téléphone, DIGICEL, était tombée en panne. Inutile de chercher à joindre les membres de sa famille en dehors des téléphones Haïtel. Aidés du rayonnement lumineux des mobiles téléphoniques des milliers d’Haïtiens parcouraient les rues de la capitale à la recherche de leurs parents et amis.
Compte tenu de l’heure du séisme, ce sont les étudiants des facultés qui ont payé le plus lourd tribut. Ils remplissaient les salles de cours devenues des tombeaux en quelques secondes. Les blessés ont lutté contre la mort pendant des heures voire des journées, entourés de cadavres.
La mort est arrivée comme un voleur. Combien de personnes n’ont-elles pas été frappées en mangeant ou en regardant la télévision, en salle de classe ou en parlant avec un ami ? La presse a relevé le cas du couple retrouvé uni sous les décombres. Ils ont été surpris par le cataclysme alors qu’ils faisaient l’amour.
Les bâtiments avaient été conçus en béton armé pour faire face aux intempéries. C’est le béton qui a écrasé les habitants. Les maisons en bois et en tôle ont mieux résisté.
Et la terre continuait de trembler régulièrement. Couchés par terre, nous fuyions les bâtiments tout en écoutant le claquement des toitures et le bruit des maisons effondrées. Tous craignaient de s’approcher d’une maison de peur d’y rester ensevelis comme tant de milliers de victimes.
Riches et pauvres passèrent la nuit dehors, dans les rues ou dans les jardins. La nuit il faisait frais, presque froid pour les Haïtiens habitués aux températures douces. Impossible d’acheter une couverture. Grâce à Dieu, il ne tomba point de pluie pendant la dizaine de jours qui suivit le tremblement de terre. Par terre, dans « un hôtel de mille étoiles », nous pouvions contempler en ouvrant les yeux au cœur de la nuit le passage des avions dans le ciel. À la demande du gouvernement haïtien, l’armée américaine avait aménagé un aéroport d’urgence qui permettait l’arrivée de l’aide humanitaire et militaire.
En peu de temps la forte odeur de putréfaction rendait difficilement supportable la vie dans certaines rues. Les cadavres restaient sur les trottoirs sans que personne ne les reprenne. Il arrivait parfois que les voisins, exaspérés et craintifs envers d’éventuelles épidémies, mettent le feu à la dépouille mortelle après l’avoir arrosée d’essence.
Des chiffres de morts et de blessés étaient avancés par le gouvernement et par les médias. Il a été question de 300 000 morts. D’aucuns ont enterré leurs morts dans les jardins. D’autres ont été jetés dans des fosses communes sans trop compter leur nombre. Par ailleurs, des milliers de morts sont restés à jamais sous les décombres des maisons et des magasins sans qu’il soit possible d’en évaluer le nombre.
Une profonde souffrance morale et spirituelle venait s’ajouter à l’épreuve physique. Il n’y a presque pas eu de funérailles individuelles. Le 12 janvier je m’étais dit que j’allais passer mes journées à célébrer les funérailles des victimes. Je n’en célébrai aucune. Beaucoup d’églises étaient réduites à l’état de décombres. Les morgues n’avaient plus de places disponibles dès le lendemain du séisme. De nombreuses familles avaient tout perdu : maison, voitures, commerce… Il fallait se battre chaque jour pour trouver de la nourriture. Point de place ni de finances pour des obsèques !
L’odeur fétide des cadavres restera dans les rues de Port-au-Prince pendant un mois tandis que des scènes macabres continuaient d’accabler le quotidien des habitants obligés de vivre sur des décombres où pourrissaient les cadavres de leurs familles et de leurs voisins.
Les récits de vie
Des milliers de corps ont été blessés. D’innombrables psychologies sont sorties traumatisées. Des psychologues, venus souvent de l’étranger, ont favorisé les prises de parole en langue française et créole grâce à l’aide d’interprètes bénévoles.
La parole libère et guérit. L’Église n’a pas attendu Freud ni Lacan pour le savoir et l’enseigner. Il suffit de penser au sacrement de la réconciliation.
Parmi les méthodes de communication proposées figure la rédaction des récits de vie avec sa relecture des événements. Cette démarche permet de s’approprier le vécu de manière libre et rationnelle. Grande est la tentation de refouler le souvenir des instants douloureux. Mais ce rejet finit par revenir au conscient. Mettre son expérience par écrit demande courage et lucidité. Loin de représenter un divertissement, le récit de vie constitue un véritable travail sur soi-même qui aboutit naturellement à la prise de décision. L’écriture devient alors une étape créatrice aux antipodes du narcissisme et du repli sur soi.
La méthode du récit de vie est utilisée en psychologie et en catéchèse. La Bible est riche en relectures croyantes des événements. À l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal (Canada), les professeurs Diane Laroche et Céline Yelle enseignent « Histoire de vie et trajectoire spirituelle » autour de questions fondamentales : Quelles sont mes expériences marquantes ? Quelles influences ont marqué mon itinéraire ? Quelles continuités et ruptures ai-je opérées ? Qu’est-ce qui constitue la trame de mon histoire ? Où s’enracinent mes croyances ? Comment et pourquoi suis-je devenu ce que je suis ? À partir de cette approche méthodologique j’ai fait travailler différents groupes en Haïti, surtout de jeunes étudiants, de manière à relire la tragédie du 12 Janvier avec le regard de la foi pour en faire si possible un tremplin pour une nouvelle mentalité et une action évangélique. Les citations anonymes, entre guillemets, viennent de ces récits de vie et des témoignages dans les groupes de réflexion.
Lors d’un déplacement en France l’an dernier, un ami m’a surpris en me disant : « Le tremblement de terre t’a apporté beaucoup. Tu as eu de la chance de le vivre. C’est une expérience qui t’a enrichi. » Quand on a vu de près la souffrance, la mort et le malheur, j’avoue que ce genre de propos paraît facile et plaqué sur une réalité douloureuse. Mais au fond la réflexion de cet ami comportait une bonne part de vérité. L’expérience du séisme, du dépouillement et de la mort vue de très près peuvent devenir une force et un capital humain à condition d’y trouver un sens à la lumière de la foi en la Parole révélée.
La mémoire du corps
Les secousses du tremblement de terre sont restées incarnées dans la mémoire du corps. Elles remontent à la surface lors des frémissements des bâtiments provoqués par le passage des camions ou d’autres engins.
Personnellement j’y pense aussi dans les situations qui rendraient impossible de sortir en quelques secondes, comme se trouver au septième étage d’un bâtiment. Ni l’ascenseur ni la course ne permettraient de fuir l’édifice menacé par un puissant tremblement de terre.
D’ailleurs, les experts en sismologie avancent des probabilités redoutables d’une nouvelle tragédie à court et à moyen terme.
Le ressenti
Avant d’aboutir aux différentes interprétations, il importe de partir des sensations et des premières pensées suscitées par le brutal craquement de la terre.
Les morts gisaient dans le sang. Les blessés couverts de sang et de poussière luttaient pour émerger des décombres. Nombreux étaient ceux qui restaient pris en tenaille par les murs et des poutres en béton.
Spectacle apocalyptique que celui des cadavres abandonnés et des corps amputés. Des mères serraient contre elles leur enfant mort, des époux pleuraient leur épouse inanimée. Des enfants affolés gémissaient devant le cadavre de leurs parents. Partout le deuil et la désolation. Des milliers d’enfants sont devenus orphelins, seuls et livrés à eux-mêmes. Deuil, douleur, angoisse et amertume. Outre la frayeur et la tristesse, il y avait le bouleversement intérieur qui faisait de chacun un être déstabilisé, perdu, en état de choc.
À l’hôpital général des centaines de cadavres commençaient à se décomposer dans la cour. Les morgues ne pouvaient plus accepter de dépouilles mortelles. Même les couloirs en étaient pleins. Le lendemain, le mercredi 13 janvier, j’ai accompagné des parents effondrés à la recherche d’une place libre pour leur fille morte la veille. Des cadavres abandonnés jonchaient les rues du centre-ville devant des regards d’impuissance face à l’ampleur de la catastrophe. La capitale devenait une ville fantôme. Certains redoutaient les esprits qui n’auraient pas retrouvé la paix et qui pourraient parcourir les rues à côté des foules qui erraient au milieu des agonisants qui rendaient leur dernier souffle.
Pour les habitants de la capitale et des alentours – l’épicentre s’est trouvé à Léogane, petite ville proche de Port-au-Prince – le mardi 12 janvier demeure le jour le plus triste, le plus noir et le plus tragique de leur histoire.
Si le séisme a duré un peu plus de trente secondes, les secousses multiples qui l’ont suivi, n’ont cessé d’augmenter l’angoisse de la population.
Des centaines de milliers de personnes ressentent la douleur des pertes : maison, commerce, membres de leurs familles… Il y a les pertes physiques, un bras, parfois les deux jambes ; il reste aussi le sentiment d’avoir perdu une part de soi-même. La capitale du pays s’est effondrée et beaucoup de rêves sont partis dans les failles de la terre. Ce sentiment de peur se traduit parfois dans de terribles cauchemars lors du repos de la nuit. Les scènes de ce jour noir sont revues comme si elles étaient dans la réalité.
Faute des moyens matériels et techniques nécessaires pour affronter les problèmes, la plupart de citoyens ont ressenti un sentiment d’impuissance et d’inutilité face aux cris des sinistrés sous les décombres. Qu’est-ce qu’un marteau ou une pelle par rapport au poids des masses de béton ? La police, les pompiers, les forces de la MINUSTHA, tout le monde avait subi les effets destructeurs du choc sismique. Ils essayaient d’aider les victimes dans leurs propres rangs, ce qui représentait des centaines de morts dans les casernes et les commissariats.
En quelques minutes la population de Port-au-Prince a occupé les rues et les places. La prière montait souvent vers le Ciel. La Bible cite le tremblement de terre comme un signe annonciateur de la fin des temps. Des Haïtiens ont cru qu’il s’agissait du retour du Christ et de la fin du monde. Des croyants ont demandé à Dieu dans une instante prière de les prendre avec lui dans le Paradis comme le bon larron de l’Évangile.
Un sentiment de colère a aussi traversé les esprits : « J’en voulais à tout le monde et plus particulièrement à Dieu. Je le rendais responsable de tout ce qui m’arrivait. » Mais cette colère visait aussi les politiques. Beaucoup de pertes humaines auraient pu être évitées si les politiques avaient appliqué un plan d’urbanisme en contrôlant la construction des maisons au lieu de permettre l’anarchie. L’irresponsabilité politique et l’absence d’un plan d’aménagement du territoire ont pesé lourd dans ce bilan meurtrier.
Par ailleurs, oubliant les séismes du XIXe siècle, comme celui du Cap-Haitien, on avait conçu des maisons pour résister au vent et à la pluie lors des cyclones. Le 12 janvier, les terrains ont glissé emportant les maisons comme un château de cartes. Des tonnes de béton ont écrasé leurs habitants alors que les demeures en bois et tôle sont la plupart du temps restées debout.
Sentiment de révolte aussi face à certains comportements passifs dans les heures qui ont suivi le cataclysme. Un certain fatalisme a paralysé certains alors que les blessés appelaient à l’aide. Plutôt que de rechercher un « bouc émissaire » pour la souffrance – la faute des Haïtiens – il convenait d’aider ses compatriotes.
Sentiment d’inquiétude par rapport à l’avenir puisque le fruit de longues années de travail a disparu en quelques secondes et que le futur s’avère bien sombre et fragile.
À la peur engendrée par le tremblement de terre s’est ajoutée la rumeur du tsunami la nuit du 14 janvier. Les gens ont abandonné le bas de la ville emportant quelques affaires dans une valise dans la crainte de l’arrivée du tsunami annoncé par des rumeurs qui ont favorisé les vols. Grâce à Dieu, la radio démentait cette rumeur en faisant un appel au calme. Des milliers de personnes effrayées montaient vers les collines de la capitale prêtes à renverser ceux qui leur opposaient résistance. (Fin de la première partie)
Fr. Manuel Rivero o.p.
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